Autoportrait avec Patricia Preece – 1936-37 – Stanley Spencer

Stanley Spencer (1891-1959)

 

Autoportrait avec Patricia Preece

1936-37

Huile sur toile
Dim 61 x 91,2 cm

Conservé à Cambridge, Fitzwilliam Museum

 


Le peintre

Stanley Spencer est un artiste britannique. Il est né dans une famille artistique, son père est musicien professionnel, son frère Gilles est un peintre réputé.
Dès sa quatorzième année, Stanley Spencer pratique le dessin.
En 1910, il s’inscrit à la Slade School of Fine Art du Collège Universitaire de Londres. Il se lie avec Henry Lamb, auteur d’une des œuvres marquantes de la peinture britannique moderne : The Death of a Bretonne -1910.
Pendant la première Guerre mondiale, il sert dans le service de santé de l’armée britannique, puis dans l’infanterie.
Spencer est très marqué par les années de guerre.
Entre 1927 et 1932, il puise dans ses souvenirs à la fois réels et imaginaires pour représenter la vie quotidienne des soldats sur les fresques murales d’un monument commémoratif, la Gandham Memorial Chapel à Burgholere.
En 1929, Spencer rencontre Patricia Preece qui deviendra sa seconde épouse. Son engouement pour Preece coïncide avec son intérêt pour l’imagerie érotique.
Pendant la seconde Guerre mondiale, il sert en tant que peintre de guerre sur les chantiers navals de Glasgow tout en continuant à vendre des tableaux de paysages et des portraits.
Élu membre de la Royal Academy of Arts, Spencer fait partie d’une délégation culturelle britannique envoyée en Chine en 1954.
En 1955, La Tate Gallery lui rend hommage en organisant une rétrospective de sa carrière.
En 1958, Stanley Spencer est anobli.
Trois ans après sa mort, la Galerie Stanley Spencer est inaugurée dans le village de Cookham.

Stanley Spencer a passé pratiquement toute sa vie à Cookham, village au bord de la Tamise. C’était le paradis de son enfance. Il signait ses lettres du nom de son village. L’Angleterre de Spencer avec ses villages, son bord de mer en Cornouailles renvoie une image traditionnelle du pays dont ses compatriotes commençaient à être nostalgiques. Les avancées de la modernité artistique, industrielle et technologique étaient en passe d’effacer ce passé idyllique et pastoral.

 

 

Le tableau `

Autour des années 30, Spencer fait la connaissance de Patricia Preece, artiste peintre qui gravitait dans le cercle de Bloomsbury.
Patricia Preece était la compagne de Dorothy Hepworth et devint la seconde épouse de Stanley Spencer.

Le mariage ne fut jamais consommé, mais les lettres de Spencer à sa première femme Hilda attestent sa fascination pour Patricia Preece.
Cette union fut une catastrophe, Patricia Preece saisit l’occasion d’exploiter l’engouement de Spencer pour exiger de nombreux cadeaux onéreux qui ruinèrent le peintre.

 

Composition

Les deux corps sont examinés sans fard.

Les deux personnages peints en très gros plan occupent tout l’espace de la toile.
Les corps sont exprimés dans des nuances de bruns, de gris et de rose.

Spencer apparait de dos,  coupé à la hauteur des omoplates et tout proche du corps de la femme. Spencer est debout face à la scène, au lit, il se tient entre le regardeur et sa femme. Lunettes sur le nez, il regarde le profil se son modèle et sert ainsi de relais aux yeux du regardeur.
Le regardeur regarde le peintre de dos qui regarde le modèle.
La femme est allongée sur le côté et regarde ailleurs, avec une sorte de regard un peu rêveur.

Spencer porte ses lunettes comme pour mieux voir et peindre cette scène spectaculaire d’interrogation et d’étonnement.

Spencer porte une grande attention aux détails.
Au second plan, le lit défait avec les draps soigneusement peints et le papier peint à fleurs, comme chez Vuillard forme une sorte de tapisserie d’accompagnement.
Le travail de rendu des draps, de leur plis et enroulements,  relève de l’étude documentaire parfaitement maîtrisée.

La variété des couleurs des chairs opalescentes est traitée à larges coups de brosse sans effort pour dissimuler la matière picturale.

La peau de Spencer partage avec les draps froissés un ton grisâtre contrastant avec les teintes rosées du corps de Patricia et de ses joues rougissantes.

Le travail des ombres sur les visages, le début d’une barbe naissante, accentuent les effets de lumière y compris dans la projection des lunettes marquées sur le visage.

Ce nu double est novateur et exceptionnel dans tous les sens du terme.

Nulle concession à la beauté traditionnelle ni à l’idéalisation.
Les seins du modèle sont lourds.
Il dispose le corps étendu peint sans concession au bon goût. On pense à Lucian Freud.

Cette scène d’étonnement spectaculaire frappe par sa justesse.

 

Analyse

La popularité de l’autoportrait depuis le début du siècle dernier reflète, à un certain plan, la primauté de l’individu qui s’affirme dans la société occidentale depuis la Renaissance et, plus directement, l’obsession contemporaine pour la conscience de soi.

Cet autoportrait témoigne de la manière dont l’artiste a choisi de se révéler, cet autoportrait donne à voir Stanley Spencer tel qu’il se regarde. Il exprime une conscience intense et anxieuse, qui semble exiger que soit donné un visage à la difficulté tragique des temps.
Cela transparait dans ce tableau  impitoyablement objectif.

Le culte contemporain de la personnalité et l’explosion des technologies de l’information impliquent désormais que le regardeur puisse approcher l’autoportrait avec un regard moins désintéressé, possiblement aiguisé par une connaissance de la vie personnelle de l’artiste que les siècles passés réservaient à ses proches.

Le regardeur devient alors, comme souvent dans l’art contemporain partie-intégrante de l’œuvre, où il ne scrute non plus seulement la vérité ou la fiction construite par l’artiste, mais aussi les traces de traumatisme ou de détails autrefois intimes.


Ce tableau singulier est exceptionnel par sa facture et par son originalité au sein de l’œuvre de Spencer.

Les problèmes conjugaux que traversa Spencer dans les années 1935-37 ont infusé dans ses tableaux, transformant profondément sa manière de peindre.

Cet œuvre met en scène une interrogation métaphysique.

Ce portrait cru exprime la vulnérabilité et l’infériorité du peintre dans ce rapport à sens unique à la femme qui occupe ses pensées sans lui rendre son désir.

Ses lunettes semblent conforter sa place d’observateur plutôt que d’amant.

Extrait de son union désastreuse avec Patricia Preece, ce double portrait reflète son désarroi face au sexe et au désir frustré qu’il avait peine à intégrer à sa vision intime souffrant lui-même d’être réduit à l’impuissance.

Face à ce tableau, l’œil du regardeur peine à faire son chemin et à trouver un parcours de vision.
Ce tableau dérange et fascine en même temps.
Cette scène originale témoigne d’un romantisme noir.

Stanley Spencer cherche des solutions picturales pour produire des effets qui sont de l’ordre du visuel, du sensible et de l’intellect.

En peignant ce double autoportrait, Stanley Spencer mêle sa vie et son œuvre créatrice, il organise une sorte de documentation de sa propre vie, l’inscrivant dans le temps.


Ce portrait met en scène l’interrogation fondamentale de l’homme confronté à la totale altérité de la femme et à l’influence perturbatrice de la sexualité lorsqu’elle fait irruption dans la vie quotidienne et la bouleverse totalement.

Spencer parvient à représenter la pensée en train d’avoir lieu tout en peignant la chair. Il allie la quête de la spiritualité qu’il tenta toute sa vie d’atteindre et ses difficultés à y parvenir, comme empêché dans la prison inévitable de son propre corps et de ses désirs.

La chair traitée comme de la viande montre ce qu’il en est d’être humain.

La vision de Spencer est celle d’un artiste singulier qui n’hésite pas à mettre en scène sa propre vie, introduisant dans son propre foyer le trouble d’une inquiétante étrangeté.

Ce tableau suscite une interrogation profonde sur le corps, sur l’attente du plaisir, sur la frustration et la souffrance, ou encore sur les pièges du désir et la trivialité de la condition humaine.

C’est une évocation de la tristesse de l’amour « charnel », pour utiliser le langage religieux, de la tromperie des apparences et des abîmes de perplexité dans lesquels ces tourments peuvent plonger l’être humain.
Le traitement de la chair sans concession évoque certaines œuvres de Francis Bacon dans lesquelles la peinture semble laisser s’écouler ses matières hors du support qui tentait de les contenir.

Sa manière de peindre ce double portrait préfigure d’une manière inattendue une modernité à venir.

Ce double portrait témoigne d’une réflexion profonde sur l’identité de son sujet, d’un désir de le situer dans son environnement et d’une attention à l’accès à une sensibilité ou à un pensée derrière le masque social.

Dans ses portraits et ses double portraits Spencer prend toujours en compte le regard du regardeur. Il ne fait aucune concession à la beauté traditionnelle et à l’idéalisation de son sujet.

Spencer porte une attention minutieuse aux détails et choisi ses décors d’arrière-plan.

Ce double portrait s’adresse au regardeur.
Le modèle, le peintre et le regardeur forment un triangle.
Le regardeur se trouve à la place du peintre et regarde de face.

 

Conclusion

L’œuvre de Stanley Spencer s’est construite à l’écart des grands courants de l’art moderne.

Les « sex pictures » de Spencer telles qu’elles furent nommées ouvrent la voie à l’École de Londres tout en témoignant de la manière dont l’art subit les tourments de la vie.

Spencer annonce certains des peintres de la génération suivante, tel Lucian Freud.

Ses portraits et autoportraits sont restés des tableaux confidentiels même si certains ont eu une importance cruciale pour la peinture anglaise des générations suivantes.

 

 

Sources :

Dans la revue Polysème, article de Liliane Louvel -2020 : Le « tournant exceptionnel » de Stanley Spencer : autoportraits et doubles portraits

Dans la revue Interface, article de Liliane Louvel -2024 : L’étrange héritage des conversations pieces chez Stanley Spencer : du XVIIIe au XXe