Henri de Toulouse-Lautrec (1864-1901)
Au moulin Rouge
1892-95
Huile sur toile
Dim 123 x 140 cm
Conservé aux États-Unis à l’Art Institut of Chicago
Le postimpressionnisme désigne une période de l’histoire de l’art moderne, entre 1880 et 1910, caractérisée par son énergie créative.
C’est un mouvement hétérogène qui regroupe des artistes tels que Cézanne, Redon, Gauguin, Van Gogh, Cross, Seurat, Signac et Toulouse-Lautrec.
Les peintres parviennent à un style mature en travaillant avec et contre les principes de l’impressionnisme. Leur point de départ est la nature. Ils englobent d’autres styles comme le synthétisme, le symbolisme et les nabis.
Le peintre
Henri de Toulouse-Lautrec est issu d’une vieille famille de la noblesse française, les comtes de Toulouse.
Henri souffre d’une maladie génétique qui affecte le développement de ses os.
La première des conséquences est sa petite taille 1,52 m.
En 1881 il décide de devenir artiste. À 16 ans il peint des paysages et ses tableaux sont influencés par l’impressionnisme.
Ce qui débute par un passe-temps va devenir une passion.
Il étudie auprès de René Princeteau qui lui apprend à peindre les chevaux qu’il ne monte plus, empêché par sa maladie.
En avril 1882 il poursuit sa formation dans l’atelier de Léon Bonnat et en novembre dans celui de Fernand Cormon.
Il restera jusqu’en 1886 dans l’atelier de Cormon où il apprend aux cotés de Vincent Van Gogh, Pierre Bonnard et Émile Bernard.
La vie d’atelier crée des liens pour toujours.
En 1884 il s’installe dans le quartier de Montmartre.
Pendant plusieurs années ses tableaux représentent la vie nocturne trépidante du Moulin-Rouge, des cabarets, des théâtres et des maisons closes montmartrois.
Tout comme Gauguin et les peintres Nabis, Toulouse-Lautrec réalise des tableaux pour les galeries d’art et des illustrations pour des magazines vendus en kiosque. En tant qu’illustrateur, Toulouse-Lautrec révolutionne le langage de l’affiche, certaines sont devenues très célèbres.
Toulouse-Lautrec est doté d’un humour farouche envers lui-même et sait tirer le meilleur du dessin.
Il a vécu de son art.
En 1890 Toulouse-Lautrec est au sommet de sa peinture et de sa notoriété.
Toulouse-Lautrec est syphilitique et alcoolique, il abuse de l’absinthe.
En 1901, suite à une attaque d’apoplexie il devient hémiplégique.
Il meurt au château de Malromé (propriété de sa mère dans le Bordelais) en septembre de la même année.
Après sa mort, sa famille souhaitait donner les tableaux de son atelier au grands musées parisiens qui ont décliné l’offre.
Son ami intime et marchand de tableaux, Maurice Joyant, donna les fonds nécessaires pour qu’un musée soit crée à Albi, sa ville natale.
Le musée ouvrit en 1922. C’est ainsi qu’une superbe collection de tableaux est conservée dans un ancien palais épiscopal du XIIIe, le palais de la Berbie.
Le tableau
La butte Montmartre est intégrée à la ville de Paris en 1860.
Elle devient un lieu de divertissement et attire les artistes comme Renoir, Degas, Van Gogh et Toulouse-Lautrec.
Toulouse-Lautrec aimait la vie de bohême que lui offrait Paris. Il peint ces lieux où les artistes se mêlent aux différentes classes sociales, populaire et bourgeoise.
Le Moulin Rouge ouvre en 1869 et Toulouse-Lautrec devient l’affichiste attitré de l’établissement.
Le peintre est le témoin privilégié des scènes de vie du Moulin Rouge.
Il est le chouchou des danseuses qui le rebaptisent « le petit bonhomme ».
C’est dans ce contexte que Toulouse-Lautrec peint une toile ambitieuse et une de ses plus grandes : Au moulin Rouge.
Composition
La composition offre une vue en plongée sur la salle du Moulin Rouge provoquant un raccourci perspectif.
Lautrec géométrise l’espace de sa composition.
Partant de l’axe du tableau légèrement déporté vers la droite, le premier plan s’ouvre sur deux diagonales opposées ; celle de gauche est matérialisée par une balustrade massive en bois ; elle est contrebalancée par les lames du parquet qui filent sur la droite du tableau.
L’agencement de ses deux diagonales donne l’impression d’espace.
Une femme est entrain de sortir du cadre, à l’extrémité droite du premier plan. On distingue son épaule droite et son visage. Son visage ressemble à celui de l’artiste de music-hall May Hilton, une danseuse anglaise dont Toulouse-Lautrec s’était entiché. Son visage est d’un vert bilieux souligné par le jaune criard de ses cheveux contrastant avec sa robe sombre.
Au second plan, un groupe est assis autour d’une table perpendiculaire à la balustrade. Trois hommes et deux femmes. Les femmes attirent l’attention.
L’une vue de dos, arbore un savant chignon roux, elle est vêtue avec élégance, sa silhouette mince évoque Jeanne Avril -égérie de Toulouse-Lautrec.
L’autre, de face, porte une robe à carreaux. L’éclairage fait ressortir son visage spectral. C’est une danseuse espagnole à succès du Moulin Rouge, la Macarona.
Les trois hommes assis autour de la table sont des amis du peintre.
À gauche, l’homme barbu, portant un monocle et tenant une canne est l’écrivain Édouard Dujardin. L’homme à petite moustache est Paul Sescau, photographe spécialisé dans les reproductions de tableaux. À la droite de Jeanne Avril, l’homme à la barbe noire et silhouette massive est un peintre amateur et photographe, Maurice Guibert.
Dans le prolongement de la table, la piste de danse occupe l’arrière-plan.
Deux femmes évoluent sur la piste à droite du tableau. On reconnait la Goulue à sa blondeur et son chignon haut, elle est de dos et se recoiffe devant le miroir. C’est la grande vedette du Moulin Rouge. Comme Jeanne Avril, elle est une amie et une muse de Toulouse-Lautrec. La femme à ses côtés habillée d’une robe sombre et affublée d’un visage poupon est peut-être la Môme Fromage, une autre danseuse du Moulin Rouge.
Debout, derrière le groupe, Toulouse-Lautrec se représente à l’arrière-plan et souligne sa petite taille en se peignant à côté de son cousin grand et maigre.
La lumière est artificielle et provient des globes lumineux fixés au plafond.
Comme on peut les voir au fond de la salle.
Le Moulin Rouge est le premier cabaret à avoir l’électricité.
Lautrec restitue les carnations aux teintes cireuses et blafardes consécutives à l’éclairage.
La technique est plurielle Toulouse-Lautrec avec son trait virtuose, alterne une touche rapide pour la balustrade et le fond de la salle et un travail précis et plus épais pour les visages.
Les couleurs vives sont mises en valeur par les teintes brunes, grises et vertes qui dominent la composition.
Analyse
Son ami van Gogh écrivait :
« L’heure est venue de donner une nouvelle image à la modernité ».
Toulouse-Lautrec s’y est appliqué.
Ce tableau est résolument moderne :
Sa composition est originale.
Le jeu des diagonales est une mise en scène.
L’entrée du spectateur dans le tableau par l’entremise des diagonales est extrêmement audacieuse.
Les diagonales, le cadrage extrême et le thème citadin contemporain de ce tableau montrent que Toulouse-Lautrec était familier des toiles d’Edgar Degas et du japonisme.
Lautrec synthétise l’image.
Il témoigne ainsi de son goût pour tout ce qui est moderne. Par exemple, il peint les visages verdâtres que lui renvoie l’éclairage électrique. Cet éclairage artificiel caractérise les œuvres montmartroises de Toulouse-Lautrec.
Il représente le plus important, le reste est esquissé.
Il faut toute notre attention pour repérer les pieds du tabouret sur lequel est assis Guibert. Ce qui est important c’est sa corpulence.
Lautrec est un peintre japonisant éclairé :
Il le montre dans la construction de la scène et sa lumière :
-Le premier plan est très fort.
-La vision en plongée provoque le sentiment de voir le parquet traverser la salle à la verticale. On pense à La classe de danse de Degas.
Les deux grandes diagonales en tenaille du premier plan, enserrent le groupe dans un espace très construit tout en mettant de la distance.
-Avec l’éclairage artificiel qui donne aux visages l’aspect de masques et permet au peintre d’accentuer les expressions.
Lautrec représente son monde.
Ce n’est pas un chroniqueur de la belle Époque.
La peinture de Lautrec est dénuée de toute concession à la sentimentalité.
Il découvre la richesse de la mixité sociale et peint avec passion ce mystérieux mélange de vulgarité et d’aristocratie. Ses dessins et ses peintures transcrivent une forme de crudité de la condition humaine.
Il ne porte pas de regard moralisateur sur ses modèles.
Les regards des personnages assis ne se croisent pas. Les personnages n’échangent pas, les hommes sont probablement ivres et sont repliés dans leur solitude. Les femmes sont trop habillées, trop maquillées.
Lautrec peint la solitude urbaine afférente au monde moderne et déjà vue chez Caillebotte.
Le peintre nous signifie la distance entre les bourgeois les artistes et les danseuses.
De cette solitude suggérée émane une atmosphère mélancolique.
Le choix de peindre à la lumière artificielle renforce la tristesse de la scène.
Toulouse-Lautrec est un grand maître de l’observation.
Sa modernité est de peindre avec beaucoup d’humanité et une certaine vérité.
Les couleurs monotones piquées de quelques touches plus vives, les diagonales radicales et les visages semblables à des masques évoquent le côté maudit du célèbre cabaret de Montmartre.
Les tableaux de Lautrec sont son outil de communication.
Le peintre dit ce qu’il pense à travers ce qu’il crée.
« Faire vrai » est le travail de toute sa vie.
Ses personnages doivent vivre dans le regard du spectateur.
La figure en gros plan, à droite de la composition a été rajoutée à sa toile dans un deuxième temps. Avec son visage déformé par la lumière et son chapeau aux allures d’insecte, cette femme a une puissance plastique très forte.
Elle capte le regard du spectateur et le fait entrer dans l’œuvre.
Assurément Lautrec a vu La vielle femme au masque -1889 d’Ensor.
Lautrec prend à la photographie sa capacité à figer un moment.
Avec le gros plan du modèle à droite de la composition, le spectateur a l’impression d’un instantané photographique.
Son choix de couper le personnage stimule le regard.
C’est une démarche très moderne.
En 1895 Toulouse-Lautrec prend du recul avec le monde de Montmartre.
Le peintre s’intéresse au cirque et ses cavaliers et, trouve dans le théâtre contemporain un nouveau sujet pour ses tableaux. Il représente avec justesse la scène et le public. Il observe les loges où se jouent les drames de la vie à Paris à la fin d’un siècle où tous les excès sont permis.
Le peintre a révolutionné les relations entre artiste et modèles.
Les modèles préférés de Toulouse-Lautrec sont prostituées, actrices ou danseuses.Lautrec laisse les bourgeoises dans leur anonymat, préservant ainsi l’image de sa mère qu’il vénère au fond de lui-même.
Il observe ses modèles dans le quotidien de leurs mouvements. Quand il réalise un portrait de femme, il lui tourne autour dans une démarche authentique.
Il s’attache au ressenti du modèle à travers les expressions de son visage.
Il est à la recherche du tempérament et de l’individualité, captivé par le geste et la posture. Lautrec transmet la noblesse de ses femmes, leur sensualité.
La modernité de Lautrec est passé par les femmes.
Conclusion
Lautrec a ébauché avec son principe de la couleur constructive ce qui deviendra le fauvisme. Il met en place un vocabulaire que vont reprendre les artistes du XXe avec une image qu’il transpose de façon purement plastique.
Toulouse-Lautrec est l’équivalent en peinture de ce qu’était Balzac en littérature. Toutes ses scènes renvoient à la comédie humaine.
Lautrec est le témoin de ce qu’il voit.
Il n’y a aucun jugement de valeur dans son œuvre.
C’est un peintre libre, curieux et gourmand de la vie.
Toulouse-Lautrec est le peintre du cancan, et du Moulin Rouge qui grâce à ses toiles et ses affiches a permis à la Butte Montmartre de devenir un lieu immortel.
Lautrec s’intéresse avant tout à la réalité humaine.
C’est la raison pour laquelle le XXIe siècle reste très sensible à son art.
En 1902 Joyant organise la première rétrospective de son œuvre.
En 1914 la galerie Rosenberg organise une exposition qui fait connaître Lautrec à un plus large public.
Le Grand Palais lui a rendu hommage à l’automne 2019 en rassemblant les œuvres conservées pour la plupart aux États-Unis et à Albi.
Toulouse-Lautrec représente l’essence du goût et de la grâce française.