Argenteuil – 1874 Edouard Manet

Edouard Manet (1832-1883)

 

Argenteuil

1874

Huile sur toile

Dim 149 x 115 cm

Conservé au musée des beaux-arts de Tournai, en Belgique.

Le Peintre

Manet est le fils d’un magistrat fortuné. Il commence par étudier le droit puis, en 1850, il intègre l’atelier du peintre académique Thomas Couture. Il passe ses six années d’apprentissage à copier les œuvres du Louvre, principalement les Espagnols et les Vénitiens et voyage en Allemagne, en Hollande, en Tchécoslovaquie, en Autriche et en Italie.

Manet doit une part de sa célébrité aux refus de ses tableaux aux Salons : Le déjeuner sur l’herbe refusé en 1863, Le fifre refusé en 1866 et au scandale de son Olympia en 1865.

Si ses expositions indépendantes de 1863 et 1867 et son intérêt pour la vie moderne influencèrent les impressionnistes, il n’exposa jamais à leurs côtés, présentant ses œuvres au Salon de Paris.


Le tableau

C’est au début des années 1870 que Manet se consacre à des scènes de la vie moderne, abandonnant les références à l’histoire de l’art.

Argenteuil était une destination de loisir populaire durant la seconde moitié du XIXe.

La toile représente un canotier en compagnie d’une jeune-femme au bord de la Seine, au Petit Gennevilliers, lieu de rendez-vous des canotiers à Argenteuil. La proximité physique de l’homme et de la femme indique qu’il s’agit d’un couple.

Le peintre passe l’été 1874 à Gennevilliers et visite Claude Monet qui réside à Argenteuil depuis 1873.
Argenteuil appartient à la série de toiles que réalisa le peintre durant cet été au contact de Claude Monet.

Le peintre demande à Claude Monet et son épouse de poser pour le tableau.
Après quelques séances de pose Claude Monet est remplacé par Rudolph Leenhoff, beau-frère du peintre.

Le tableau est présenté au Salon de Paris de 1875

De son vivant, Manet refusa toujours de se séparer de ce tableau.

Ce n’est qu’après sa mort, qu’Henri van Cutsem put l’acheter à sa veuve en 1889. Van Cutsem légua le tableau avec sa collection à la ville de Tournai.


Composition

C’est un format vertical
La composition joue avec les horizontales et les verticales,  elles « donnent du nerf à la toile » :
La position de la femme et les rayures de sa robe avec celles du maillot du canotier ; le grand mat de la barque amarrée, se dressant à droite de la femme avec le ponton ; le piquet d’amarrage plus loin sur l’eau au centre et les hautes cheminées industrielles avec la rive de l’arrière-plan.

Le cadre coupe les personnages comme si le peintre avait zoomé sur eux

Le regardant est devant eux.
La vue, subrepticement en plongée, indique que le regardant est debout.

Les personnages au bord de la toile, au premier plan, sont assis sur un ponton d’amarrage.

Les bateaux amarrés sont juste derrière le couple, au second plan.
Leurs regards et leurs poses divergent.
Le regard de la femme est frontal. Elle se tient droite et fixe le regardant droit dans les yeux. Alors que l’homme a tourné la tête et regarde la femme, son buste suit le mouvement et s’inscrit dans une diagonale.
Cette mise en scène indique que l’homme se montre trop envahissant.

Trois plans superposés.

La ligne d’horizon est haute.

L’illusion de la profondeur a disparu
Si les contours et les volumes sont très présents au premier plan, à l’arrière-plan la densité et les volumes s’évanouissent, un  bosquet d’arbres sur la droite de la toile, les toits d’Argenteuil bouchant l’horizon, seuls sont nets, le clocher de l’église et la cheminée de l’usine.

La lumière orchestre la composition
Manet peint la lumière ses variations et ses ombres, sur ses personnages, sur l’eau, sur Argenteuil.

Pour traduire la sensation naturelle de plein-air, Manet utilise des couleurs primaires et leurs complémentaires, ainsi que des tons intermédiaires et du blanc.il ne fait pas de mélange sur la palette et fractionne les tons clairs et francs sur sa toile. Cette technique accroit l’intensité de la couleur.

La forme se confond avec le coup de pinceau, en couches épaisses.
Les contours sont estompés et irréguliers.
L’exécution rapide et fragmentée reproduit la manière dont l’œil appréhende une scène donnant l’impression de saisir un instant fugace.

 

Analyse

I- Peindre la vie moderne

Théophile Gauthier, Salon 1846
« Les sujets religieux sont en petit nombre, les batailles ont sensiblement diminué, ce qu’on appelle tableau d’histoire va disparaitre… La glorification de l’homme et des beautés de la nature, tel parait être le but de l’art dans l’avenir. »

La prise de conscience du paysage correspond à l’essor d’une peinture sur le motif favorisée par l’invention du tube de peinture 1840.
D’autres peintres étaient sortis de l’atelier pour peindre sur le motif, mais pour peindre des esquisses.
La revalorisation du paysage a lieu avant l’impressionnisme notamment dans le romantisme allemand avec Caspar David Friedrich et son retable de Tetschen où le peintre glisse un simple paysage sur la table de l’autel, en Angleterre avec Constable et Turner et en France, Camille Corot, Théodore Rousseau, préfigurent l’impressionnisme.

Parallèlement la naissance du capitalisme et de la bourgeoisie, génèrent des préoccupations d’ordre social (Marx, Balzac, V. Hugo).

Une peinture de plein air aux sujets modernes.
La naissance de l’impressionnisme est contemporaine de l’expansion industrielle qui s’est traduite par la construction des ponts, de routes et de chemins de fer, le développement de l’industrie lourde, et en particulier la mise en œuvre du gigantesque projet de construction et de rénovation de Paris.

Les peintres représentent les loisirs de la banlieue, l’expansion industrielle, les ponts et le spectacle de rue ou des bords de Seine. La seconde moitié du XIXe est très riche en développement d’une société bouleversée.

 II- Manet est le peintre de la vie moderne tel qu’il l’observait.

La première toile absolument moderne de Manet est
La musique aux tuileries -1862
Manet : « […] il faut être de son temps, faire ce que l’on voit, sans s’inquiéter de la mode. »

Huysmans écrit en 1883 à propos de la toile  En bateau -1874 :
« Son autre toile, En bateau, est également curieuse. L’eau très bleue continue à exaspérer nombre de gens. L’eau n’a pas cette teinte-là.
Mais pardon, elle l’a, à certains moments, comme elle a des tons verts et gris, comme elle a des reflets de scabieuse, de chamois et d’ardoise, à d’autres. […]
M. Manet n’a, Dieu merci ! jamais connu ces préjugés stupidement entretenus dans les écoles ! Il peint, en abrégeant, la nature telle qu’elle est et telle qu’il la voit. La femme vêtue de bleu, assise dans une barque coupée par le cadre comme dans certaines planches des Japonais, est bien posée, en pleine lumière, et elle se découpe énergiquement ainsi que le canotier habillé de blanc, sur le bleu cru de l’eau. […] »

Cette nouvelle manière de voir fait penser à la photographie -le vocabulaire que nous employons pour analyser ses œuvres renforçant cette impression :
On parle de point de vue, de cadrage, de gros plan.

Cependant il faudra attendre l’émergence, dans les années 1920 de la nouvelle vision photographique pour voir se multiplier les  vues en plongée réalisées depuis une fenêtre ou un balcon, et quantité d’angles inédits (plongée, contre-plongée, vision latérale) structurant et fragmentant le cliché par des diagonales dynamiques et des cadrages en plans rapprochés.

Lamartine, 1859 : « La photographie […] c’est mieux qu’un art, c’est un phénomène solaire où l’artiste collabore avec le soleil. »

III- Manet applique pour ce tableau les dictats du style impressionniste et préfigure ainsi, la modernité artistique de la première partie du XXe

 Argenteuil-1874 :
C’est un des premiers tableaux de Manet qui répond au style impressionniste en raison de son sujet naturaliste et de sa facture audacieuse.
A partir des années 1872, les couleurs plus vives de Manet, le rapproche de Claude Monet et d’Auguste Renoir.

Manet opère une rupture avec les codes de la représentation traditionnelle avec son bleu de l’eau du port.

Il peint sa toile en extérieur, sur le motif. Ce qui lui permet de saisir les manifestations fugitives de l’atmosphère. Les différences de température de lumière entre le fond du tableau et le premier plan.

Manet explore de nouvelles sources d’inspiration, comme les estampes japonaises et la photographie (inventée en 1839). Il coupe ses personnages pour mieux les représenter en gros plan.

Le fleuve bleu comme un bonbon parle du contentement du peintre d’être là alors qu’il représente un petit drame : l’homme ennuie la femme !

Ce bleu profond de la Seine, serait-ce la couleur de l’eau que les épais nuages chargés de fumée privent de la lumière du soleil ?

Dans le fond du tableau la vie continue, l’usine d’Argenteuil crache sa fumée. Une épaisse fumée qui se mélange aux nuages et couronne la ville.

Au-dessus, le ciel reprend son bleu de ciel.


Conclusion

De Monet aux frères Lumière, s’implante la volonté de fixer « la mémoire du présent » (Baudelaire) et saisir ainsi tout ce qui bouge, tout ce qui change et se métamorphose.
Baudelaire : « la modernité, c’est le transitoire, le fugitif, le contingent. »

Du Déjeuner sur l’herbe -1863 et de la célèbre Olympia -1865 aux aperçus de la vie urbaine tel Le chemin de fer -1872-73 et à la scène monumentale de divertissement populaire d’un Bar aux Folies Bergères -1881-82, les œuvres de Manet ont en commun non seulement une certaine qualité d’exécution mais aussi l’expression muette de ses personnages regardant le spectateur.

Principalement c’est le désengagement et l’anonymat des modèles qui caractérisent la modernité des œuvres de Manet.