Aha oe féii ? (Eh quoi tu es jalouse ? ) -1882 – Paul Gauguin

 

Paul Gauguin (1848 -1903)

 

Aha oe féii ? (Eh quoi tu es jalouse ?)

1882

Huile sur toile
Dim 68 x 92 cm

Conservé à Moscou au Musée Pouchkine

 

Le peintre

Gauguin a passé les années de son enfance au Pérou, à Lima (sa mère est d’origine péruvienne).
Après le décès de son père, la famille retourne en France.
À 18 ans Gauguin s’engage dans la marine, il y restera cinq ans.
Puis il devient agent de change et gagne correctement sa vie.
Il peint d’abord pour son plaisir.
Il expose plusieurs fois avec les impressionnistes et achète leurs toiles.
En 1880, il possédait des tableaux de Renoir, Sisley, Degas, Pissarro, Manet et six tableaux de Cézanne que Gauguin considérait comme les joyaux de sa collection.
En 1882, il ne travaille plus et décide de se consacrer uniquement à la peinture. Après un séjour à Copenhague dans la famille de sa femme. Il vent petit à petit sa collection de tableaux et retourne à Paris.
Gauguin, à la recherche d’authenticité, fait plusieurs séjours en Bretagne à Pont Aven. En 1885, Il écrit : « j’aime la Bretagne, j’y trouve le sauvage, le primitif ».
Avant de prendre le bateau pour la Polynésie, il fait un séjour à Arles où il se dispute avec van Gogh en 1888.
Ce séjour en Arles est une période très productive en tableaux pour Gauguin.

Pour financer son voyage il vend aux enchères ses œuvres à l’Hôtel Drouot le 23 février 1891. Il part pour la Polynésie le 1er avril 1891.
Lorsqu’il pose le pied à Papeete le 9 juin 1881, Paul Gauguin a quarante-trois ans. C’est un choc pour lui, il ne retrouve pas l’île qu’il avait imaginée.
Pour être accepté par les autochtones, il se résout à couper ses cheveux et porter un costume colonial blanc.
Il s’installe dans un village, loin de Papeete, à Mataiea, au bord du lagon, au sud de l’île. Chaque jour il arpente les alentours esquissant des plantes et des animaux exotiques, des attitudes, des corps et des visages tahitiens, dans son carnet.

Dans ses premières représentations de vahinés il s’efforce de trouver les lignes essentielles des visages et des allures.

 

Le tableau

Gauguin a peint ce tableau lors de son premier séjour à Tahiti.

En 1891, il part en Polynésie à la recherche du dépaysement et avec le désir de mettre en œuvre ses recherches sur les techniques du cloisonnisme et du synthétisme.

Dans son journal Gauguin explique le titre de son tableau : il s’agit d’une scène de la vie quotidienne où deux sœurs parlent de leurs amours.

Sur cette île, telle que Gauguin l’idéalise, la jalousie n’existe pas.

Gauguin s’adresse au spectateur.

 

Composition

C’est une composition « aplatie » sans aucune perspective comme le sont les affiches.

Le cadrage est très serré.
Il n’y a pas de ligne d’horizon. Le ciel est absent.

Gauguin représente deux vahinés sur la plage.
L’une est assise, l’autre est allongée. Elles sont au bord de l’eau.
La femme assise a le visage de profil, pensive, le corps nu de face, la position de ses jambes cache son intimité, sa peau brune indique qu’elle est dans l’ombre.
La seconde femme est allongée, endormie, un paréo lui couvre le bas du corps, sa peau ambrée indique qu’elle est dans la lumière du soleil.

Il n’y a pas de profondeur spatiale, les jambes de la vahiné allongée sont avalées. Le devant du tableau est occupé par les figures, elles sont englobées dans le paysage qui remplit le fond du tableau.

Gauguin incruste les femmes dans le sable en les cernant d’un trait noir.

Le paysage est constitué de trois éléments, la sable, la mer et l’arbre.
La plage de sable est concentrée en un aplat coloré d’un rose lumineux dans lequel un arbre à l’écorce noire surgit dans le coin supérieur droit du tableau, son feuillage très vert s’étend en volutes jusqu’au bord de l’eau.
La mer est éclaboussée de flaques lumineuses et d’ombres mouvantes.

Une grande diagonale démarre dans le coin gauche du tableau et dessine le bord du rivage. Après l’arbre la ligne devient courbe et contourne l’arbre.

La mer, miroir de la lumière, est animée de reflets formants des arabesques aux couleurs psychédéliques, ces reflets dansant comme des notes de musique donne de l’énergie et du rythme au tableau.

Les aplats de couleur forment l’ossature du tableau.

Gauguin assemble des formes stylisées, il ne représente que les contours des motifs. C’est sa marque de fabrique.

Pour restituer l’incroyable vibration qui émane de la lumière tropicale, il pose en couches épaisses les couleurs les plus éclatantes possibles.
La profusion de rose, de vert, de jaune, d’orange, de rouge transforme la nature en un décor enchanteur.

Ses couleurs expriment le pouvoir de la lumière sur la beauté surprenante de la nature.

Un grand calme émane de ses deux vahinés au sein de ce paysage de rêve.

Cette mise en scène fait référence aux estampes japonaises.

 

Analyse

Quel est la signification intérieure de ce tableau ?

Le sujet c’est Tahiti.
Le Tahiti de Gauguin avec son mystère, son animalité et sa mélancolie.

Dans ce tableau le peintre s’applique à traduire en images la langueur propre aux tropiques.

Gauguin est fasciné par la splendeur de la nature.
Il disait « je ne peins pas d’après la nature, je rêve devant elle ».

Au bout du monde, il s’exempte de la morale bourgeoise et des diktats de l’Académie.

Gauguin est un artiste innovateur pour son époque.
Sa manière d’appréhender la toile s’apparente au mouvement symboliste.

Le peintre provoque l’émotion du spectateur.
La tahitienne ne se réduit pas à la beauté de son corps et à la pâleur de son teint.

Ce paysage refermé autour des figures et comme un écrin protecteur, loin de la fureur du monde civilisé.

Gauguin représente ses figures en choisissant leurs postures et en travaillant sa palette chromatique.
La femme assise dans la posture d’une statue grecque (Gauguin possède une photographie d’un bas-relief du temple de Dionysos à Athènes), est impassible.
Alors que la femme aux yeux clos et au corps alanguie, s’abandonne à la douceur du soleil et du sable.

Gauguin peint avec ses couleurs fantasmées, le sable est rose, l’eau orange, noire et bleue.

Gauguin ne cherche pas à livrer des témoignages ethnographiques de la civilisation tahitienne.

Le peintre évoque la vie à Tahiti à travers ses visions poétiques.

 

Gauguin n’est pas le premier à s’éprendre d’exotisme.

L’imaginaire des îles du Pacifique est né avant Paul Gauguin.

Navigateur et explorateur, le comte de Bougainville contribue au mythe de Tahiti. Son expédition, financée par Louis XV le conduit à Tahiti en 1768. Dans son journal (Voyage autour du monde -1771), il parle d’une société idéale, d’un lieu de bonheur.
La Pérouse lui prendra le pas pour le compte de Louis XVI.

Dès le XVIIIe la description de la société et des mœurs tahitiennes enflamme l’imagination du public européen et suscite une abondante production artistique.
L’exotisme est une source d’inspiration pour les écrivains et les peintres, un ailleurs idéal, teinté de sensualité et d’érotisme.
Watteau avec son Pèlerinage à l’île de Cythère -1717 nous laisse imaginer le bonheur sur une île lointaine idéalisée.

Au XIXe la révolution industrielle assoit la supériorité des européens et projette sur Tahiti la nostalgie du paradis perdu.
Les récits et aquarelles ont entretenu le mythe de l’île de la pureté et de l’innocence.

Jules Louis Lejeune réalise sur le vif en 1826, dessins et croquis.

Charles Giraud dessine en 1846, (ses dessins respectent les physionomies et ne suscitent aucune émotion). Maximilien Radiguet raconte (Les derniers sauvages aux îles Marquises –1842-59). Maximilien Radiguet et Charles Giraud sont témoins de la prise de possession de Tahiti et des Marquises par la France.

Enfin le récit de Loti, officier de marine au temps de la IIIe République (Mariage de Loti -1878) révèle sa sensibilité au charme d’une Polynésie légendaire.

Les récits de la fin du XIXe et du XXe ont muri chez Gauguin le désir de vivre dans cet univers lointain où pousse une nature foisonnante et où les femmes et les hommes vivent libres et nus.

Pour Gauguin, se rendre en Polynésie, c’est s’immerger dans le rythme lent de la vie naturelle, dans l’univers idéal du repos en fusion avec la nature.

Une figure hante son imaginaire, la vahiné, icône d’une nouvelle Cythère et projection idéalisée de la pureté féminine.

Gauguin choisit d’ignorer la réalité.

Ses toiles montrent la Polynésie de ses rêves.

 

Conclusion

En rejoignant les iles du Pacifique, Gauguin espère trouver le paradis originel.
Il découvre une culture corsetée par les missionnaires et une administration provinciale soucieuse du qu’en dira-t-on.
Ce n’était pas l’éden qu’il avait imaginé.
Les indigènes étaient vêtus à l’occidentale et n’avaient rien gardé de leurs croyances anciennes.

Après un premier séjour en 1891, et un retour en France qui durera deux ans, il revient à Tahiti en 1898.
En 1901, il s’installe aux Marquises, toujours à la recherche d’un paradis perdu. Il meurt d’une syncope, deux ans plus tard dans le village d’Atuona.

Le spectateur du XXe voit en Gauguin un précurseur de l’art expressionniste.

La richesse chromatique de Gauguin et sa propension à utiliser des couleurs irréalistes pour exprimer une nature de rêve, influencera le fauvisme initié en 1905 par Henri Matisse.