Jeff Wall (1946-…)
A Sudden Gust of Wind (after Hokusai)
1993
Transparent en caisson lumineux
Dim 229 x 377 cm
Conservé à la Tate Gallery à Londres
Le peintre
Jeff Wall a été formé aux théories de l’art conceptuel.
C’est un peintre photographe plasticien canadien.
Il a soutenu une thèse sur le mouvement Dada et a enseigné l’histoire de l’art au Canada.
Il vit à Vancouver.
Il a remporté le prix international de la Fondation Hasselblad en 2002.
Il est considéré comme un maître de la mise en scène du réel.
Ses photographies présentent des scènes banales, mais liées par une même impression étrange d’images du réel, familières, et pourtant anormales – voire factices.
Le tableau
C’est un paysage avec figures.
Cette large composition à la mise en scène élaborée renouvelle le genre de la photographie documentaire en utilisant des acteurs dans un économie de production proche du cinéma.
Cette œuvre joue sur la composition de l’une des gravures sur bois de la série d’Hokusai, Trente-six vues du mont Fuji – 1830-33, où une bourrasque de vent fait envoler des papiers qu’un homme tenait à la main.
Ejiri dans la province de Suruga –n°18
Les hommes de la gravures d’Hokusai sont remplacés par des hommes d’affaires du XXe, en costume.
Jeff Wall a gardé un arbre semblable à celui d’Hokusai au premier plan, mais le reste du paysage est banal : pas de mont Fuji au fond, et la route et les cours d’eau sinueux sont remplacés par un canal industriel.
Avec cette vue d’hommes d’affaires perdant des dossiers ordinaires au lieu de poésie lettrée, Jeff Wall rappelle au regardeur qu’Hokusai représentait ses contemporains.
Voilà à quoi ressemblerait le travail d’Hokusai s’il le faisait aujourd’hui ; si l’œuvre de Jeff Wall semble banale, cela en dit long sur la société qu’elle représente.
Il y a dans cette œuvre un effet d’espace, une abstraction, une respiration.
« Je travaille avec des gens que je ne connaissais pas mais dont je pense pour une raison ou pour une autre qu’ils ressemblent beaucoup aux personnes dont je veux rendre compte…. j’avais l’image en mémoire et j’ai entrepris de la recréer aussi scrupuleusement et aussi précisément que possible. »
« Je fais en sorte que le sujet et son traitement semblent dériver de la nature de la photographie elle-même. C’est à dire qu’aucun sujet, si fascinant soit-il, ne m’intéresse s’il ne me permet pas de faire le genre d’image que je veux faire : des images qui dérivent de la nature du médium ».
« Cette vision est un produit de l’esprit, suscité par des processus mystérieux. Il me semble que cet événement imaginaire instantané fait écho à l‘instantanéité de la photographie. C’est pourquoi j’ai fait cette image. Non parce que je pensais le sujet profond ou original mais simplement parce qu’il avait un sens poétique, et surtout parce qu’il suggérait l’instantanéité ».
« La présence des figures, sa persistance, est très riche de sens. C’est introduire dans l’œuvre un élément dissonant.
Cette dissonance, nous devons l’accepter comme l’un des caractères fondamentaux de l’art pré-moderne, de l’art de l’harmonie et de la beauté. En effet, s’intéresser à la modernité, c’est s’intéresser à la présence du disharmonieux. »
« Je planifie ce que peux, mais la majeure partie de ce qui fait l’image survient au cours de la réalisation, en fonction des lieux, des gens, des choses avec lesquels je travaille. »
« Une fois trouver le lieu de la prise de vue, la réalisation peut commencer. »
« Lorsqu’un photographe engage une relation avec les personnes qu’il photographie, sa façon de les voir se transforme au cours du travail, quelle qu’en soit la durée…cette relation qui s’établit et se transforme constitue un réservoir d’émotions qui apparaissent à un moment donné et qui peuvent potentiellement modifier la nature de l’image. »
« La question n’est pas de créer des liens personnels, elle est artistique, technique, quand vous travaillez réellement avec quelqu’un, vous le voyez différemment, et cela modifie votre façon de le photographier. Le monde émotionnel qui se développe au cours du travail, même pendant une brève période, peut se refléter dans le travail de l’image et apporter un équivalent de ce quelque chose qui, dans la méthode « presque documentaire » occupe l’écart entre la cinématographie et le reportage. »
Analyse
Les photographies grand format en caissons lumineux de l’artiste canadien Jeff Wall sont des images de la vie contemporaine, pourtant elles évoquent les traditions de la peinture d’histoire par leur composition et leur complexité.
Il s’agit de mises en scène et de montages mais avec une apparence quasi documentaire, cohérente.
Ses œuvres contiennent une certaine ironie et puisent, avec intelligence, leurs thèmes divers dans l’histoire de l’art et la littérature.
Jeff Wall utilise beaucoup de photographies retravaillées par le numérique pour obtenir ses images définitives « sans coutures ».
En effet si le collage et la fragmentation sont typiques de l’ère postmoderne, Jeff Wall cherche à tout prix l’unité.
Il ne part pourtant pas de l’unité et il reconnait qu’il fait un travail dialectique, autrement dit animé par ses propres contradictions : l’apparence de continuité est crée par la manipulation d’images discontinues.
Jeff Wall situe ses photographies dans la « zone grise » entre le théâtre et le réel.
Elles évoquent à la fois des photos de films et des images documentaires.
Il se qualifie souvent de cinéaste dirigeant les personnes qui jouent la scène sur des images tandis qu’il photographie.
L’une des œuvres de « zone grise » est Dead Troops Talk (Propos de soldats morts) –1992, une représentation sanglante de soldats russes après une embuscade en Afghanistan en 1986. En apparence, un exemple réel de photographie de guerre, mais à y regarder de plus près, l’image évoque plutôt des scènes de bataille du XIXe comme dans les tableaux de Francisco Goya et Antoine-Jean Gros.
Le travail de Jeff Wall renvoie à la publicité :
Ses images sont montées sur des caissons lumineux géants semblables à ceux des publicités dans la rue ou dans les vitrines et éclairées en transparence.
Jeff Wall emprunte à un support destiné à être vu et absorbé rapidement, et conçu, pour informer le regardeur sur ce qu’il doit acheter, mais lui s’en sert pour obliger le regardeur à ralentir et à réfléchir à l’histoire et aux sens contenus dans les images complexes.
Jeff Wall explique : « J’ai l’impression de travailler de l’intérieur et avec la dialectique du capitalisme et l’anticapitalisme, les deux ayant une histoire continue au sein de la modernité ».
Les référence de Jeff Wall aux classiques de l’art – ainsi son adaptation d’une composition du maître de la gravure japonaise, Hokusai A Sudden Gust of Wind – et son dialogue avec le modernisme sont issus de ses recherches doctorales d’histoire de l’art au Courtauld Institute, à Londres, au début des années 1970.
Pour Jeff Wall, art et histoire de l’art sont intimement liés ; un nouveau courant dans l’art modifie notre façon de regarder l’art du passé. Puis un nouvel art apparait en réponse à ces changements dans la perception de l’histoire de l’art.
Les grecs n’étaient-ils pas des « peintres modernes » lorsque le Ve av.J.C. était le présent.`
Jeff Wall voit son travail comme faisant partie de cette continuité contradictoire de changements.
Jeff Wall : « … je n’ai jamais fait de distinction entre une image dite fantastique ou imaginaire – une image de quelque chose qui ne pourrait pas exister – et l’image directe d’une chose existante. Il est important de reconnaître que le médium photographique permet les deux possibilités et qu’il est parfaitement exprimé en chacune d’elles. Je ne vois pas ces deux possibilités comme des alternatives ou comme des pôles opposés, mais comme des pratiques qui sont également viables à l’intérieur de ce qu’on appelle la photographie ».
« Peut importe de savoir s’il y a eu de ma part une ironie intentionnelle. Ce n’est pas à l’artiste de décider si l’œuvre a une dimension ironique, il revient au spectateur d’en faire l’expérience ».
« La plupart de mes images sont faites lentement. Cela me donne la possibilité au cours du travail, de modifier ma façon de procéder et le regard que je porte sur ce que je fais ».
« Je favorise toujours l’exigence artistique, l’exigence de la composition, sur les autres facteurs…je fais primer l’exigence artistique sur les faits et contredit ma revendication de travailler au plus près du reportage. J’aime cette contradiction et je pense que la qualité esthétique et la possibilité même d’une œuvre résultent toujours d’une contradiction de ce type, quand l’introduction d’un élément nécessite d’abandonner ou de fausser un autre élément. »
« Ajouter une information à une image en lui donnant un titre conduit à mettre l’accent sur sa signification ».
« Je trouve un grand plaisir dans la réalisation de mes œuvres. C’est une activité plus proche du jeu que du travail.
Les seules difficultés que je rencontre viennent de mes tentatives de me conformer aux normes de l’art du passé. »
« Malheureusement pour nous, Velasquez, le Bernin, Manet…sont toujours aussi bons. C’est très mauvais pour nous parce que leurs œuvres sont vraiment très bonnes. Faire une bonne œuvre aujourd’hui, dans notre culture, c’est faire une œuvre qui puisse égaler les leurs. Voilà le problème que nous avons. »
« L’art doit être ce que nous sommes : mauvais, bon, violent, agréable, idéaliste, déprimé, ou quoi que ce soit. Les bons artistes travaillent tous les jours, avec toutes leurs émotions. C’est ce que j’essaie de faire. Si mes images contiennent des états d’âme, c’est parce que je travaille tous les jours. »
La démarche artistique de Jeff Wall est nourrie par ses réflexions sur le médium photographique et sur la frontière entre la réalité et le fantastique.
La réalité, telle que la conçoit l’artiste, se fait la quête de l’Indicible et du mystérieux.
C’est une réalité spectrale qui, malgré son inquiétante étrangeté, fait pourtant partie du quotidien et du réel.
« J’ai essayé de trouver un équilibre entre les images arrêtées, figées et artificielles qui relèvent de la figuration picturale des XIXe et XXe et un traitement plus fluide, néoréaliste, de l’image, qui s’inscrit plutôt dans une histoire de la photographie. «
Jeff Wall achève son divorce d’avec le conceptualisme de ses premières œuvres et renoue avec la tradition, redécouvrant les Manet, les Seurat et les Hokusai de son enfance. Le retour à la photographie à la fin des années 1970, se fait sous l’angle de la peinture. Il porte une attention toute particulière sur la picturalité, travaillant les couleurs, agrandissant le format –il s’agit de penser la photographie comme un tableau.
Le recours aux caissons lumineux, illuminent par transparence ses grandes compositions.
Jeff wall réhabilite la relation du peintre au modèle, travaillant avec des acteurs qui jouent véritablement les scènes imaginées par lui.
La problématique de la réalité dans l’œuvre de Jeff Wall est intimement liée à la question de la représentation, et plus particulièrement à son rapport à la peinture.
La réalité du peintre est différente de celle du photographe : là où le photographe extrait un instantané du réel, le peintre le recompose sur l’espace de la toile. Le processus implique une reconstruction dont la photographie est exempte ; c’est ce processus même qui conduit Jeff Wall à se considérer comme un peintre plutôt que comme un photographe.
Julie Boisard : « Jeff Wall ne réalise pas plus de fausses photographies qu’il ne peint de vrais tableaux, mais il a recours à la reconstruction pour témoigner du réel. »
« Si la réalité est une reconstruction du réel, multiple et indéfinissable par essence, alors nous pouvons envisager que la reconstruction du tableau propose elle aussi une réalité. Ce qu’elle montre peut être compris comme la réalité reconstruite et transposée, perçue auparavant par l’artiste, et décantée par sa mémoire. »
Jeff wall interroge le principe de réalité et s’inspire dans ses réflexions d’autres œuvres d’art, ici Hokusai. Loin de la citation c’est une réminiscence de cette œuvre que l’artiste propose : des reconstructions à partir de sensations – des perceptions -que le tableau a suscité en lui et qu’il a intégré dans sa composition au même titre qu’une situation réelle, qu’une chose vue dans la rue.
Jeff wall ne cherche pas à tromper, mais au moyen de la reconstruction, à transmettre sa propre vision, sa réalité.
Jeff wall en passe par la mise en scène et la reconstruction, parce qu’un « sujet qui a vraiment du sens exige une bonne image »
Conclusion
Jeff wall s’intéresse aux idées liées à la nature des images, de la représentation et de la mémoire.
Ses photos grands formats s’approprient le langage visuel de la publicité à travers l’utilisation de transparents en caissons lumineux.
Aujourd’hui il est reconnu comme l’un des plus grands photographes contemporains.
Son importante carrière artistique couplée à une grande production théorique, est amorcée à la fin des années 1960 dans le champ de l’art conceptuel pour finalement se concentrer sur la photographie, ce qui lui a valu d’être exposé dans les plus prestigieuses institutions internationales, à Düsseldorf en 1994, à Bâle en 2005, au MoMA de New-York et au Art Institute de Chicago en 2007.
Son œuvre toute entière interroge les traditions picturales et les puissances du médium photographique qu’il envisage comme l’égal de la peinture pour « peindre moderne » selon l’expression de Charles Baudelaire qu’il a fait sienne.
Sources :
Les citations de Jeff wall sont extraites du dialogue entre J.F. Chevrier et Jeff Wall tenu le 10/10/2001 à l’Ecole normale supérieur des beaux-arts de Paris à l’occasion de l’exposition Des Territoires présentée du 9/10 au 30/12/2001 dans la galerie de l’école quai Malaquais.
Julie Boisard : Jeff Wall : « faux réels »