Allégorie de l’ivresse de ce monde et de l’autre monde – 1526-1527 – Hafez

Hafez (1315-1389)

 

Allégorie de l’ivresse de ce monde et de l’autre monde 

1526-1527

Aquarelle opaque, encre et or sur papier
Dim 28,9 x 21,6 cm

« Selon les experts et les catalogues, pendant les quatre cents ans de compilation de Divan du XIVe jusqu’à la publication à Calcutta en 1791, cet ouvrage a été écrit et copié plus que toute autre œuvre littéraire.

Le nombre de manuscrits du Divan de Hafez est d’environ 1700, dispersés non seulement en Iran, mais également dans toute région géographique de langue persane parmi toutes les classes sociales ».

 

Le poète Hafez 

Hafez est le plus grand des poètes persans.
Il vécut au XIVe à Shirâz, au sud de l’Iran actuel. Il passe dans cette capitale culturelle florissante la plus grande partie de son existence.
Son mausolée est visité chaque semaine par des milliers de personnes.

Dans son Divan ce mystique propose une approche spirituelle de l’existence, au-delà de l’islam.

Hafez est un mystique musulman qui a recouru aux poèmes pour s’introduire dans les réalités spirituelles.
Hafez exploite le symbolisme des contes pour décrire ses concepts théosophiques.

Le Divan est le seul écrit qui nous soit resté de lui.
Il assure à lui seul la renommée de son auteur.

Pour Hafez la poésie est l’amour.
Quant à l’amour il ne saurait se dire et se vivre que dans la poésie.
Pour Hafez, l’amour n’est pas une affection ou une passion de l’âme.
L’amour dont nous entretiennent à l’infini ses poèmes est d’un autre ordre, qui ne saurait recevoir un lieu déterminé ni faire l’objet d’une élaboration discursive spécifique.

L’amour divin prend l’apparence de l’amour humain, lequel atteste l’amour divin.

Hafez sait que l’amour est tout entier dans l’effusion créatrice qui fait advenir toute chose. Il conçoit la révélation comme la manifestation de l’intime de Dieu qui est amour.  Si l’homme sait quelque chose de l’amour, c’est par Dieu. 

Hafez ne nous parle pas de sentiments ni d’affections de l’âme. Il veut être cet authentique théologien qui atteste et  perpétue le langage de Dieu.
Il est celui qui reçoit, tel un dépôt confié, le langage divin, et qui en assume l’écrasante responsabilité. 

Le dire poétique est une théologie mystique attentive au sens vrai du discours divin, une théologie qui ne saurait se formuler en d’autres termes que ceux de l’amour.

Théologie accomplie, le Divan ne prend jamais la forme du discours théologique.

Le but de la théologie mystique est de penser un amour qui trouve son origine en Dieu et s’éprouve en l’homme.

La tâche est de méditer l’union de l’aimé et l’amant, la réconciliation de l’incréé et du créé.

L’amour est une théophanie. Il est la théophanie par excellence, dont le poème explore les formes multiples.

La beauté dit Hafez, est ce qui fait souffrir.
C’est aussi par l’indicible qu’elle laisse miroiter, ce qui justifie l’acte poétique.
Hafez voit la rose « comme investie d’une âme, il pénètre en esprit profondément dans l’âme de la rose. »

La poésie mahométane des Perses institue une « sacralisation » du profane. Elle se distingue radicalement de la poésie occidentale formée dans l’espace culturel du christianisme… « lorsque nous parlons dans nos poèmes de roses…c’est dans un sens tout à fait différent, plus prosaïque ».

Pour le poète persan les choses se distribuent selon des plans de réalité, plus ou moins denses, et sont des formes de manifestations.
Le poème est le lieu des métamorphoses : le spirituel y acquiert une saveur sensible, et le sensible se transforme en une réalité subtile qui échappe aussi bien à la matérialité concrète qu’à l’abstraction conceptuelle.

Les figures que déploient les poèmes d’Hafez sont des productions visionnaires que suscite l’énergie spirituelle du poète.

Hafez ne pratique pas une esthétique de la représentation, de l’ornement ou de la métaphore. IL déploie une esthétique visionnaire construite sur l’idée de la théophanie. 

Hafez conçoit ses poèmes en étroite correspondance avec le Coran. 

La structure du Divan est homologuée à celle du Livre révélé.
Le mystère de la révélation n’est pas à rechercher dans un au-delà inaccessible.
Il est offert à la perception du regardeur saisie par sa clarté.
Le mystère de la révélation est le mystère de l’apparition.

C’est sans doute parce qu’elle se situe au lieu même de la révélation que la poésie a une telle importance dans la culture persane, et plus généralement dans la culture de l’islam.

Le poète est le rival du religieux.
Le poète parle au cœur et met au jour le désir foncier qui l’habite.
Le poète est le sage dont l’enseigne  est le dévoilement du secret de la révélation.
C’est un maître de vérité, maître paradoxal d’une vérité paradoxale, celle-là même de la théophanie. La poésie se veut la vraie religion.

Hafez ne dispose à aucun moment d’une poésie narrative qui nous raconterait des histoires auxquelles on pourrait s’identifier.
Ce qu’il veut, c’est saisir, dans une pure intuition linguistique, l’épiphanie de l’Incréé dans le verbe. Son ambition n’est pas de manipuler des mots. Elle est de séjourner au plan des noms divins pour en mesurer l’effectivité créatrice, pour suivre leur épiphanie et faire miroiter  le nom caché qui, dans le poème, formera ce lieu de l’innommable autour duquel s’organisent les distiques.

La poésie d’Hafez est un discours inclassable, qui ne relève pas de ce que nous appelons aujourd’hui l’art.

La poésie persane appartient à la même sphère que la religion et la philosophie, partageant avec elles le même contenu, mais l’exprimant sous une forme qui est la forme accomplie. La poésie est la vérité de la religion.

La poésie d’Hafez dévoile la substance de l’être et nous dit comment y accéder, comment la voir. 

L’esthétique est aussi une éthique.
Elle est bien plus : la synthèse vivante de tous les discours qui en islam méditent la manifestation de Dieu.

L’allégorie de l’ivresse de ce monde et de l’autre monde

Métaphore de l’amour mystique, l’ivresse est un thème très présent dans la poésie persane ; cette illustration tirée du Divan de Hafez commandée par le Chah Tahmasp , associe les meilleures techniques et conventions des peintures du début de l’ère safavide.

Des anges et des mortels sont représentés en train de boire ou subissant les effets de l’ébriété.

Le poète Hafez se tient dans une fenêtre surmontant des jarres à vin.
L’un de ses vers est inscrit au-dessus de l’image :
«  L’ange de la miséricorde prit la coupe de la fête ».

 

Le mysticisme musulman 

L’art associé au mouvement mystique du soufisme compte parmi les plus beaux et les plus mystérieux du monde musulman.

L’objectif de cette doctrine -établir une relation intime avec Dieu- était souvent appréhendé sous la forme d’un chemin jalonné d’étapes.

La poésie et les visions de ceux qui empruntaient ce chemin -appelés « amis de Dieu » ou « saints »- constituent une part importante de la culture musulmane.

Au fur et à mesure de son évolution, le mysticisme ne fut pas seulement associé à de nouvelles formes de piété, mais intégra également différentes façons de voir le monde et de le représenter.

Les XV et XVI siècles assistèrent à un regain d’intérêt pour les œuvres des poètes persans des deux siècles précédents, et notamment pour celles de Saadi de Shiraz (mort en 1292) dont l’ouvrage intitulé Bustan (verger) foisonne d’histoires morales et de paraboles sur la relation entre Dieu et l’Homme.

Les poèmes du célèbre Hafez furent interprétés comme des allégories mystiques et devinrent des sujets d’illustrations très appréciés.

Au cours de l’ère safavide des illustrations complexes furent intégrées à des copies d’œuvres didactiques telles que Montiq al-Tayr (la conférence des oiseaux) écrit par Farid al-Din Attar. Ce conte qui représente trente oiseaux parcourant le mystérieux chemin de l’unité divine dans leur quête du roi idéal, inspira quelques-unes des plus belles illustrations de l’art safavide.

Allégorie de l’amour mystique, l’ivresse fut également un sujet d’illustration très populaire.

Pour les poètes la taverne était l’endroit où se trouvait le vin de l’amour et, dans les images d’Hafez, les soufis sont dépeints à divers stades d’ébriété. 

Les concepts mêlés d’ivresse et d’amour permirent aux artistes safavide de réaliser des images magnifiques, telles celles que l’on trouve dans l’ouvrage Allégorie de l’ivresse de ce monde et de l’autre monde.

Les pratiques du dhikr (souvenir de Dieu) et du sama (écoute spirituelle) au cours desquelles les fervents réalisaient une série de mouvements destinés à s’abandonner entièrement à Dieu, furent une source d’inspiration pour la réalisation d’œuvres éblouissantes. Dans certains cas ces pratiques bénéficiaient d’une organisation stricte et étaient accompagnées de guides servant à garder le contrôle sur les disciples.

Les rituels s’effectuaient en musique ce qui, dans le cas des fidèles de Djalâl al-Din Rûmi (mort en 1275) connus en Occident sous le nom de « derviches tourneurs » devint une caractéristique essentielle des confréries soufies.

Les rapports entre les mystiques et les dirigeants étaient particulièrement compliqués.

Certains mystiques étaient membres des cours timourides et safavides, tandis que d’autres respectaient les préceptes antinomiques dans le but de se garder des pièges et des embûches de la société contemporaine.

Le thème des princes et des sultans cherchant conseil auprès des pauvres ascètes fut fréquemment  repris dans les illustrations des textes mystiques.

Si les ascétiques pieux et les ermites mystiques apparurent très tôt dans le monde musulman, il fallut attendre plusieurs siècles avant qu’ils ne deviennent un thème générique d’illustration.

Leur mode de vie dépouillé et les rares possessions donnèrent naissance aux concepts romantique du retrait ou de l’éloignement du monde.

Leurs bols à aumônes (Kashkul) de facture très simple car fabriqué en Inde en coco de mer, symbolisait tout le paradoxe de la popularité dont jouissait le mysticisme. Taillés dans des matériaux rudimentaires, ces objets se transformaient en œuvres luxueuses grâce à de ravissantes calligraphies.

Plus tard ces objets furent fabriqués dans des matériaux plus durables.

Représentant à l’origine le détachement soufi des biens matériels et l’attachement à Dieu, ils finirent par devenir des symboles de richesse.

 

 

Conclusion 

Hafez et son Divan sont devenus des symboles d’une culture nationale iranienne dont la beauté et la finesse se retrouveraient dans la langue du poète.

Certains iraniens utilisent aujourd’hui les vers de Hafez pour vivre une expérience personnelle de l’islam en dehors du cadre religieux étatique.
D’autres construisent une part de leur identité en mêlant les vers de Hafez et leurs croyances personnelles, donnant lieu parfois à des hybridations culturelles.

 

 

Source :
Article de Souâd Ayada : Hafez, poète et philosophe