Edgar Degas (1834-1917)
Intérieur (surnommé Le Viol)
1868-1869
Huile sur toile
Dim 81,3 x 114,3 cm
Conservé au musée de Philadelphie
Le peintre
Issu d’un milieu bourgeois cultivé. Degas fait ses classes au lycée Louis-le-Grand. Il s’y lie avec deux condisciples qui deviendront les amis d’une vie : Ludovic Halévy et Paul Valpinçon. Parallèlement à ses études, Degas se rend régulièrement au musée du Louvre, ayant la chance d’avoir un père grand amateur d’art.
Edgar Degas dessine sans cesse et se promet de devenir peintre.
En 1853, son baccalauréat en poche, Degas demande l’autorisation de copier au Louvre.
Au Louvre il étudie entre autres Andrea Mantegna, le Véronèse, Albrecht Dürer et Rembrandt.
En 1855, il entre aux Beaux-Arts où il poursuit sa formation auprès de Louis Lamothe, un ancien élève d’Ingres.
Degas fait ensuite, plusieurs séjours en Italie, à Naples, Florence, Rome, Pérouse, Assise, Sienne et Pise.
Il copie les maîtres de la Renaissance. Il admire Raphaël, est sensible à Giotto, Mantegna et Véronèse. Il se familiarise avec les eaux-fortes de Rembrandt.
Malgré l’exemple d’Ingres, Degas admire Delacroix et aspire à conjuguer dans son art le classicisme du premier et le romantisme du second.
L’estampe japonaise révélée depuis peu au monde occidental l’enchante et l’influence.
Il s’essaie à la peinture d’histoire, qu’il voudrait rénover.
Il fait la connaissance d’Edouard Manet et continue principalement à exécuter des portraits en plaçant ses modèles dans le « cadre de tous les jours ».
Au lendemain de la guerre de 1870, Degas exécute, en compagnie de Manet, quelques toiles à Boulogne, aux environs de Trouville. Mais c’est avec Chevaux de course devant les tribunes –1869-72 qu’il affirme avec le plus d’originalité sa conception du paysage peuplé de figures prises sur le vif.
Degas est doué d’une mémoire visuelle exceptionnelle qui lui permet d’organiser à l’atelier, le meilleur des sensations qu’il a recueilli sur place.
Exceptionnellement, Degas pratique la peinture de genre qui trahit une influence naturaliste.
En 1872-1873, il séjourne à La Nouvelle-Orléans où sa famille fait le commerce du coton. Il en rapporte Portraits dans un bureau qui manifeste son goût à poétiser les scènes de la vie courante.
De retour à Paris il participe aux expositions impressionnistes de 1874 à 1886.
Au Salon de 1881, il expose une de ses premières sculptures en cire :
La danseuse de quatorze ans.
Degas est un homme d’esprit, pour entendre ses bons mots, on fait cercle autour de lui au café de la Nouvelle-Athènes, naguère point de ralliement des réalistes.
La galerie Durand-Ruel lui a ouvert un compte d’avances, qu’il rembourse en œuvres qu’il appelle des « articles » : Miss Lola au cirque Fernando –1879, Chez la modiste –1882, Repasseuses au travail –1884
En 1893, Degas commence à se plaindre de sa vue. IL renonce peu à peu à la peinture à l’huile.
À la fin de sa vie, il diversifie ses domaines d’expression artistique : sculpteur avec ses Danseuses, graveur à l’eau-forte et même poète.
Parallèlement sujet à l’admiration pour le génie d’autrui, il enrichit sa collection personnelle en acquérant des œuvres d’Ingres, de Delacroix ou du Greco et aussi des tableaux de ses confrères : Gauguin, Cezanne et Manet.
Il s’éteint en septembre 1917 des suites d’une congestion cérébrale, il a 83 ans.
Après avoir établi la « très ancienne origine » de la famille De Gas, sa nièce indique que le choix de son oncle Edgard d’abandonner la particule de son nom pour la signature de ses tableaux aurait été justifié par lui auprès de l’un de ses amis : « dans la noblesse, on n’a pas l’habitude de travailler. Puisque je veux travailler, je porterai donc un nom roturier ».
Son souci de préserver « l’honneur du nom familial » en payant les dettes contractées par ses frères montre combien il était attaché à celle-ci.
Le tableau
Degas se tourne à la fin des années 1860, vers la scène de genre.
Le tableau intitulé Intérieur est renommé par le public Le Viol lors de sa première exposition en 1905.
Degas réfute cette dénomination.
Composition
Degas a représenté un espace clos.
C’est une pièce sans fenêtre visible, pourvue d’un miroir terne.
La pièce est ornée de quelques cadres et tapissée d’un motif à fleurs qui suggère que cette chambre est celle de la jeune-fille.
La source lumineuse est dans l’axe du tableau et provient d’un abat-jour blanc orné d’un motif floral rouge et vert, à l’aplomb d’un guéridon où se trouve une boîte à ouvrage ouverte et dont l’intérieur est fortement éclairé.
La lumière artificielle éclaire la chemise de la jeune-fille et son épaule dénudée.
De part et d’autre, des zones de blanc-grisé, à gauche du guéridon, correspondant à la robe de la jeune-fille de dos ; à droite le couvre-lit et, au centre, le corset gisant au sol.
Au pied du lit qui n’est pas défait, sont jetés un manteau et une écharpe de fourrure.
Le lit est calé le long du mur dans le prolongement de la porte et souligne la profondeur de la chambre.
Debout au premier plan, à droite, un homme barre la porte d’entrée de la chambre.
L’homme s’appuie de toute sa stature sur la porte. Ses mains dans les poches sont éloquentes.
Son ombre immense se déploie sur la porte tel un double menaçant.
Le regard dur de l’homme braqué sur le dos de la jeune-fille la tient à distance.
La jeune-fille, se situe légèrement en retrait du premier plan sur la gauche du tableau. Elle est agenouillée, appuyée contre une chaise, prostrée, soumise, elle tourne le dos à l’homme.
Le corset au sol, le chapeau sur la commode et la boîte à ouvrage ouverte, témoignent d’un désordre probablement causé par la venue de l’homme et sous entendent que l’acte a eu lieu.
Degas oppose l’arabesque de la jeune-fille à la verticalité de l’homme, les deux personnages étant reliés par le regard de l’homme.
La jeune-fille est en léger décalage avec son environnement, comme si Degas avait peint un instantané plutôt que le résultat d’une savante et explicite mise en scène.
La jeune-fille s’inscrit dans un espace bien définie.
Elle est présentée de dos, ignorante du regardeur, dans une situation instable, au milieu d’un mouvement.
Degas s’attache avant tout à la retranscription des gestes.
Il s’intéresse au pouvoir expressif des corps.
Il renforce certaines lignes du corps de la jeune-fille et en estompe d’autres pour faire sentir le mouvement en cours. La pose maladroite de la jeune-fille, révèle la tension de son corps.
La violence de la scène, l’effet de proximité par ses dimensions et son cadrage, dénonce avec force la brutalité de l’homme.
Degas cherche à insuffler à sa toile la spontanéité des scènes prises sur le vif.
Degas joue sur les contrastes, ombre et lumière, féminité et masculinité.
Ce tableau dévoile la nature précaire et cruelle de l’existence de cette jeune-fille.
Degas privilégie la mécanique du vivant.
Degas a un regard fin, son dessin révèle l’élégance et la précision de son trait.
Sa palette sourde cherche à saisir les personnages dans des attitudes typiques.
Degas fait jouer les tonalités les unes avec les autres.
Le peintre construit avec des ombres une forme solide qui reçoit et réfléchit les tonalités brillantes de la chambre.
Les petites fleurs de la tapisserie réveillent la toile.
Cette tapisserie désuète renforce la violence de la scène.
Degas a réduit les éléments du tableau à l’essentiel.
Ce tableau instille un trouble pour le regardeur.
La puissance plastique de la toile et sa force d’émotion s’impose immédiatement à l’œil du regardeur.
Si les personnages ne tournent pas leurs yeux vers le regardeur de la scène, celui-ci est comme inclus contre son gré dans cette toile mystérieuse par l’agencement de la perspective et le point de vue en surplomb.
Le regardeur est pris à témoin comme la jeune-fille est prise au piège de l’homme qui s’est introduit dans les limites de son espace intime.
La force particulière du tableau vient de la tension entre le sujet d’extrême réalisme social et la sombre vitalité des couleurs.
Analyse
Cette composition témoigne d’un souci de réalisme qui incite l’artiste à se tourner vers des sujets en phase avec son époque.
Degas se montre minutieux dans le rendu d’une scène réelle tout en se montrant d’abord soucieux de l’effet pictural qu’il pourrait produire à partir d’un tel sujet.
On pense à l’illustration d’un passage de Thérèse Raquin de Zola parut en 1868.
Que l’œuvre repose son principe sur un jeu fictionnel n’ôte rien à son caractère cauchemardesque. L’hypothèse provoque la sensation d’assister à un jeu de mauvais goût.
Ou, peut-être Degas a-t-il été inspiré par Le verrou –1776-79 de Fragonard. Cependant la relation des personnages de Fragonard demeure ambigüe. Alors que dans le tableau de Degas la relation est clairement asymétrique.
Degas a adapté les sources qui ont pu être le siennes.
Degas peint un tableau réaliste en symbiose avec son époque.
Degas réalise un tableau dont la thématique s’apparente à un fait divers.
D’un côté, Intérieur introduit dans l’iconographie le soupçon d’un viol qui n’avait jamais été représenté avec un tel degré de réalisme, d’un autre côté, Intérieur ne se présente pas comme la dénonciation du crime qu’il décrit.
Ce qui rend le tableau saisissant.
Cette toile romanesque plonge le regardeur dans l’univers de Dostoïevski, le regardeur a un sentiment d’effraction et de faute extrême.
Ce tableau parle des tourments intérieurs de Degas, de son tourbillon névrotique.
Degas manifeste de l’indifférence envers le drame en cours, aucune moralité ne gouverne la toile, le cynisme est sa seule loi.
La peinture du réel n’a pas à se soumettre au vraisemblable si elle entre en conflit avec la puissance de l’effet.
L’historien d’art, Paul Lafond dit de Degas que « les questions sociales » l’ont toujours laissé
« parfaitement froid ».
A/ Ce tableau dégage une fragilité et une inquiétude.
Degas peint une chambre sans fenêtre, éclairée en son centre par une lampe. L’éclairage artificiel de cette chambre fermée, provoque une tension et crée une atmosphère dramatique.
Degas peint un drame chromatique et lumineux autant que social.
Degas représente la jeune-fille ou, plus exactement sa faiblesse, dans la solitude de l’instant.
Degas peint dans ce tableau une situation insolite.
Degas peint la jeune-fille dans son déséquilibre intime.
La jeune-fille est de dos, dans une position fragile, menacée, soumise.
Elle est en chemise, courbée, l’épaule gauche découverte.
L’homme est debout devant la porte. Son chapeau est sur la commode de l’autre côté, au sol, un corset. Cette mise en scène suppose que l’acte a eu lieu.
Le tableau a une vibration sinistre.
Le visage de la jeune-fille est tourné, dissimulé par l’ombre de la pièce, elle fuit l’œil du regardeur.
Degas scrute la fragilité d’un monde largement ignoré par ses contemporains.
B/ C’est un tableau vivant, Degas fait parler les corps.
Le langage des corps :
Les postures expriment la vulnérabilité de la jeune-fille et la domination de l’homme.
Degas veut saisir l’insaisissable, la fugacité de l’instant.
Les corps parlent autrement que les visages, pour les entendre il faut faire taire les visages.
L’épaule dénudée de la jeune-fille dessine la courbe de son dos. La tension qui irradie de l’épine dorsale jusqu’à la nuque est palpable et exprime la soumission.
Ce dos manifeste la toute-puissance de l’homme qui regarde.
Degas veut rendre au plus près l’expressivité des corps.
Sa quête de perfection l’amène à étudier le corps en trois dimensions par le biais du modelage. « C’est pour ma seule satisfaction que j’ai modelé en cire bêtes et gens…pour donner à mes peintures, à mes dessins, plus d’expression, plus d’ardeur et plus de vie. »
Intérieur semble traduire l’instant et le spontané mais, en réalité, le tableau est le fruit d’un travail à la fois graphique et pictural.
Degas joue des contrastes une partie dans l’ombre et une partie dans la lumière.
Cette recherche s’accompagne d’un travail sur la couleur.
En appliquant le blanc grisé de la chemise de nuit, du corset et du dessus de lit de manière floue et vaporeuse, Degas renforce l’atmosphère dramatique.
Degas fait vibrer cette gamme de blancs en la ponctuant avec des taches de lumière artificielle.
Degas a composé avec soin son tableau, à gauche la jeune-fille, à droite l’homme, au centre le guéridon, le tout au premier plan. Le guéridon ouvre sur un grand espace vide qui court jusqu’au mur du fond. Cet espace est quadrillé dès le premier plan, par le regard oblique de l’homme.
Ce contraste entre le plein et le vide rappelle l’intérêt de Degas pour l’art japonais.
On retrouve cette composition dans les estampes japonaises qui présentent les mêmes particularités dans la construction de l’espace.
Ce vide intègre le regardeur à la scène.
Le regardeur est dans l’intimité de la chambre.
C/ La capacité du peintre à hisser au rang d’art n’importe quel sujet, jusqu’au plus tabou, jusqu’au plus banal et plus méchant, donne la mesure de son génie.
Dans son curieux mélange de délicatesse et de brutalité, Degas flirte avec Sade.
Personne n’a exprimé comme lui, avec plus de noblesse, avec un art plus intime, plus pénétrant, la gracilité nerveuse et fébrile d’une jeune-fille, et la puissance et la rudesse de l’homme.
Il sait donner à ses formes plus de vie, par un procédé simple et une synthèse mystérieuse.
Chaque ligne, chaque forme est le résultat d’une étude approfondie, on sent sous les vêtements qui les recouvre l’anatomie puissante ou docile des corps, l’exactitude de la vie de la chair sous la vie de l’étoffe.
Le « sens du drame muet » de Degas s’exprime dans ce tableau.
Les relations entre hommes et femmes apparaissent presque toujours, dans les œuvres de Degas, troublées ou déséquilibrées, l’artiste cultivant un « certain mystère » qui rend difficile à établir la nature des liens entre les personnages représentés.
La notion de couple n’a jamais été aussi trouble dans l’œuvre de Degas que dans cette toile qu’il désigne comme « son tableau de genre » et dont le sujet énigmatique fait écho à la littérature naturaliste contemporaine.
Cette mise en scène inquiétante lui a valu deux titres de son vivant : Intérieur ou Le Viol.
Conclusion
L’œuvre de Degas a une originalité profonde qui la met à part des courants de son époque.
À la fois classique et novateur, Degas occupe une place à part au sein du mouvement impressionniste.
Ses grands thèmes comme ses audaces formelles en font l’un des artistes les plus représentatif de la modernité artistique à l’œuvre dans la France de la troisième République.
Degas s’attache à rendre compte de la vie de ses contemporains, dans toute sa modernité et sa spécificité.
Mais sa vrai préoccupation est le corps, le corps féminin.
Le motif de la danse est celui qui l’occupe le plus, il aime à montrer l’envers du décor, les coulisses où les danseuses s’échauffent ou se reposent.
À Ambroise Vollard, en 1924, il répond : « on m’appelle le peintre des danseuses, on ne comprend pas que la danseuse a été pour moi un prétexte à peindre de jolies étoffes et à rendre des mouvements. »
Degas donne sa « vérité en peinture ».
Degas montre la femme telle qu’elle est et non, telle que l’homme la désire.
Ce corps féminin n’est pas qu’un sujet de fascination, c’est d’abord un sujet d’étude et d’expérimentation qui répond à la quête de Degas : saisir le mouvement.
Les recherches de Degas influenceront Toulouse-Lautrec, Bonnard, Matisse et Picasso.
Source : catalogue de l’exposition Manet-Degas au musée d’Orsay à Paris en 2023