Camille Pissarro (1830-1903)
Gelée blanche
1873
Huile sur toile
Dim 64,7 x 92,6 cm
Conservé au musée d’Orsay à Paris
Le peintre
Camille Pissarro est né aux Antilles danoises (Aujourd’hui les îles Vierges, USA).
En 1852, il part pour Caracas, au Venezuela, avec un ami, Fritz Melbye, un artiste danois qui marquera son destin. Pendant deux ans, il peint et dessine.
En 1855, il quitte sa famille pour étudier la peinture à Paris.
Il rencontre Corot, Paul Cézanne et Claude Monet.
Il découvre Delacroix, Courbet et Ingres.
Toujours en 1855, s’ouvre une parenthèse de cinq ans avec la rencontre de Georges Seurat. Pissarro s’enthousiasme pour la technique du pointillisme, qu’il applique à son tour. Après une série de toiles où il décompose les couleurs en petites touches juxtaposées, il reviendra en 1890 à son ancienne manière.
Entre 1859 et 1861, il fréquente diverses académies, puis ouvre un atelier à Montmartre. Il a de nombreux élèves.
Sa situation financière est difficile, il peint des enseignes pour faire vivre sa famille.
En 1869, il vit à Louveciennes et doit abandonner son atelier devant l’avance des troupes prussiennes.
A Londres il fait la connaissance du marchand Paul Durand-Ruel.
En 1872, à son retour, il constate le pillage de son atelier, et le vol de ses tableaux, il s’installe à Pontoise.
Pendant l’été 1881, Cézanne, Gauguin, Guillaumin sont à ses côtés.
Pissarro participe à toutes les expositions impressionnistes et devient peu à peu le patriarche du mouvement.
En 1889, il peut enfin s’acheter une maison à Éragny-sur-Epte où il passe ses dernières années.
En 1890, il renouvelle ses sujets.
Pissarro peint des vues urbaines et portuaires, trois cents tableaux consacrés aux rues et aux quais de Paris, de Rouen, du Havre et de Dieppe.
Le tableau
Peint dans les environs de Pontoise où Pissarro vit de 1873 à 1882, ce tableau représente l’ancienne route d’Ennery un jour d’hiver.
C’est l’une des cinq œuvres présentées par Camille Pissarro à la première exposition des impressionnistes en 1874.
Le baryton Jean-Baptiste Faure, ami de Pissarro, achète le tableau en 1874.
Entré dans les collections nationales en 1972, le tableau est aujourd’hui conservé au musée d’Orsay.
Composition
C’est un tableau peint en plein-air
La composition est rigoureuse.
Les 2/3 de la toile sont occupés par la terre et les champs sur deux plans superposés, le ciel occupe le 1/3 supérieur.
La ligne d’horizon est haute.
Elle est délimitée par des arbres dénudés et deux meules de foin.
Le regardant a une vue en contre-plongée.
Ce sont les craquelures de la terre et les ombres qui donnent l’illusion de la profondeur. Elles forment des diagonales qui cisaillent la toile et dessinent le paysage.
La grande diagonale du chemin sur lequel marche le paysan traverse la toile de la gauche vers la droite.
De part et d’autre les champs sont distribués en « aile d’oiseau ».
Le chemin est coupé par les diagonales montantes des sillons du gel et par les ombres portées du rideau de peupliers hors-champ.
Les craquelures de la terre conduisent le regard en haut et à gauche de la toile et relient le paysan du second plan avec la meule de foin sur l’horizon.
Deux lignes de nuages griffent l’azur sur la gauche de la toile et des petits nuages blancs mouchettent le ciel d’un matin d’hiver.
Pissarro met l’accent sur les subtiles interactions tonales entre le ciel et la terre nue. Les volumes s’évanouissent avec le mouvement de la lumière.
Il est tôt, la lumière est rasante, diffuse, synonyme de froid.
Elle blanchit le gel de la terre labourée.
Les ombres portées d’une rangée d’arbres hors champ, s’étirent et conduisent le regard vers le ciel.
Ces ombres en nous indiquant que le soleil est dans le dos du peintre, ouvrent la perspective du tableau.
Pissarro utilise des tons intermédiaires et du blanc pour traduire la sensation du froid. Sa gamme de couleurs est nuancée.
La lumière bleue, rose, mauve s’unie aux ocres rouges, aux gris clairs et aux verts de la terre.
Le travail au couteau donne une exécution fragmentée en une série de petites touches qui diversifient les effets de matière, la terre, l’herbe, les nuages.
Les traits de pinceau visibles, la densité de la touche, traduisent la rudesse implicite du paysage.
Le paysage enseveli sous une semi-transparence blanche paraît totalement fermé, l’air retient sa respiration.
Zola dit à propos de ce tableau : « C’est un tableau très bourgeois à force d’exactitude »
Analyse
I- La première exposition des « impressionnistes »
En avril 1874, la Société anonyme des artistes peintres, sculpteurs et graveurs exposa ses œuvres au 38 boulevard des Capucines, dans l’ancien atelier du photographe Félix Nadar. Quelques membres furent remarqués par la presse avant de se faire connaître sous le nom d’impressionnistes.
Les participants à l’exposition de 1874 cherchaient à échapper à la hiérarchie et aux restrictions imposées par le jury du Salon officiel, qui refusait chaque année de nombreux tableaux.
Le terme « impressionniste » revenait le plus souvent pour qualifier leur travail, que d’aucuns condamnaient pour son apparence inachevée.
Le mot fut utilisé la première fois par le critique Louis Leroy, dans un article péjoratif. Leroy réserva ses critiques les plus virulentes à Camille Pissarro et à Claude Monet, déplorant dans Gelée blanche l’absence de haut, de bas, d’avant et d’arrière, et couvert de raclures de palette. Quant au Boulevard des Capucines –1873 de Monet, il demande la signification des « innombrables lichettes noires » émaillant la toile.
Un autre critique, Jules Castagnary publia un article plus favorable dans laquel il qualifiât les artistes d’« impressionnistes » en ce sens qu’ils ne rendent non le paysage mais la sensation produite par les paysages.
L’exposition de 1874 fut la première, sept autres allaient se tenir au cours des douze années suivantes et révéler certaines des œuvres les plus novatrices et audacieuses du XIXe.
II- L’impressionnisme et le néo-impressionnisme
L’impressionnisme est une technique d’instinct et de spontanéité.
Le néo-impressionnisme adopte une approche de la lumière fondée sur des conceptions scientifiques, c’est une technique de réflexion.
Les néo-impressionnistes respectent les couleurs pures. Appliquant les découvertes sur le cercle chromatique de Chevreul, les peintres traduisent les vibrations de la lumière en réalisant des touches claires et virevoltantes.
Les figures de proue des néo-impressionnistes sont Seurat et Signac.
Pissarro s’intéresse à la technique du pointillisme, sur une période de cinq ans, après sa rencontre avec Seurat en 1855, il réalisera une série d’œuvres néo-impressionnistes où il expérimente la division des tons (comme Seurat) et les couleurs complémentaires et les contrastes colorés (comme Delacroix).
Cette technique picturale innovante est une façon moderne de peindre la vie.
Baudelaire le définit : « La modernité c’est le transitoire, le fugitif, le contingent. »
III- Pissarro peintre impressionniste
Pissarro peint sur le motif et tente de saisir les manifestations fugitives de l’atmosphère. Il recueille les sensations visuelles du paysage, peint la lumière, ses variations et ses effets.
Le titre du tableau nous donne une indication sur la saison et le moment de la journée ; c’est l’hiver et les premières heures du matin parce que la gelée blanche craquelle la terre.
Pissarro exprime son impression face à ce paysage de champs gelés.
Et pour nous transmettre cette impression, il dilue notre vision avec un voile blanc.
Le regardant a la sensation de percevoir le paysage à travers un écran, la lumière devient miroir.
Pissarro : « Le dessin sec et précis nuit à l’impression d’ensemble. .Il détruit toutes les sensations. Ne pas arrêter le contour des choses, c’est la tâche juste de valeur et de couleur qui doit donner le dessin…peindre ce que l’on observe et ce que l’on sent ».
IV- La lumière est le sujet du tableau
A/ La lumière, le jour et l’heure sont les préoccupations de Pissarro.
C’est la lumière très précise d’un matin d’hiver.
Le soleil est bas, la gelée blanche n’a pas encore tout à fait fondu sous les premiers rayons, les ombres formées par le rideau d’arbres hors-champ, strient les champs et croisent les silons tracés par le gel de la terre.
Pissarro dissout sa vision terrienne dans un chatoiement de couleurs.
Il distribue ses roses ses bleus et ses mauves sur le sol gelé, et les marie à l’ocre, aux bruns rouges de la terre et au vert de l’herbe.
La gelée blanche est la lumière.
La gelée est blanche, translucide et brillante comme du verre.
La gelée est un voile, léger, immatériel, bleui par la lumière.
La lumières produit l’impression de froid.
B/ Pissarro crée deux univers, deux espaces.
Pissarro a placé un miroir de lumière entre le paysage et le regardant.
Le regardant traverse le miroir et entre dans le monde du paysan.
Le paysan levé aux aurores a ramassé le bois de son fagot qui alimentera la cheminée de la journée. Il s’appuie sur un bâton pour gravir le chemin.
Nous le voyons de dos, courbé, il peine à marcher.
Le regardant a la sensation de son effort physique.
Au même moment, Pissarro représente un paysage « bouché » peint comme un décor d’intérieur.
Dans le dos du peintre et du regardant, le soleil et ses rayons travaillent lentement à faire fondre la gelée blanche et modulent le paysage.
Baudelaire -strophe du poème Correspondance : « Comme de longs échos qui de loin se confondent -Dans une ténébreuse et profonde unité -Vaste comme la nuit et comme la clarté -Les parfums, les couleurs et les sons se répondent. »
Certains critiques de l’époque ont vu dans cette représentation de l’hiver et de la nudité de la terre, un tableau ébauché et inachevé…
Incontestablement, Pissarro est le maître de la gelée matinale !
Conclusion
Le travail de Pissarro attire de jeunes artistes, notamment Paul Cézanne qui peint auprès de lui et bénéficie de ses conseils.
Cézanne déclare : « Ce fut un père pour moi. C’était un homme à consulter et quelque chose comme le bon Dieu ».
Pissarro initie également Paul Gauguin à la peinture sur le motif et l’encourage à s’intéresser au travail de Cézanne.
Henri de Toulouse-Lautrec et Vincent Van Gogh témoignent eux aussi de leur admiration pour celui qui devient le « patriarche » des impressionnistes.
Émile Zola écrit à propos de Pissarro : « Il n’est ni poète ni philosophe, mais simplement naturaliste, faiseur de cieux et de terrains. Rêvez si vous voulez, voilà ce qu’il a vu…Un beau tableau de cet artiste est un acte d’honnête homme. Je ne saurais mieux définir son talent ».