The Family – 1988 – Paula Rego

Paula Rego (1935- 2022)

 

The Family 

1988

Acrylique sur papier marouflé
Dim 213 x 213 cm

Conservé dans la galerie Saatchi à Londres, avec son aimable autorisation.

 

 

La peintre 

Paula Rego naît à Lisbonne.
Enfant elle se réfugie dans le monde imaginaire des contes et légendes portugaises que lui racontent sa grand-mère. Un univers dur et violent qu’elle reproduit dans ses dessins d’enfant et qui imprégneront ses œuvres.
Entre 1945 et 1951, elle fréquente la St. Julian’s School à Carcavelos. À partir de 1952, Paula Rego fréquente l’école Slade School of Art en Angleterre où elle  fait la connaissance de son futur mari, le peintre Victor Willing avec qui elle vécut de 1957 à 1963.
En 1958, la Fondation Gubenkian de Lisbonne lui accorda une bourse, qui lui permit d’aller vivre à Londres.
Entre 1963 et 1975, Paula Rego vit entre Londres et le Portugal. Cette période est la plus importante de sa vie.
En 1966,  elle dit lors de sa première exposition personnelle à Lisbonne « je me consacre à la peinture pour donner un visage à la terreur ».

Soumise et disciplinée dans la sphère familiale et professionnelle, l’artiste libère sa verve critique et ses colères dans ses tableaux.

Elle a côtoyé Francis Bacon, Lucian Freud, Frank Auerbach et David Hockney.

Dans ses tableaux elle entremêle de manière très contemporaine ses références : Jane Eyre, Peter Pan, Daumier , Goya, Lewis Carroll, Hogarth, Ensor, Degas…à des éléments autobiographiques et des éléments du réel, celui du monde actuel et de ses enjeux sociaux politiques.

 

 

Le tableau 

Le narratif grinçant de ce tableau semble sorti d’un conte cruel.
Il est servi par la figuration sans concession de Paula Rego.

Ses personnages,  mi-êtres grotesques, sont dotés de corps rigidifiés par une géométrie secrète.

Dans ce tableau figuratif, l’enjeu principal de Paula Rego est celui des jeux de pouvoir. 

Elle exprime ici, la guerre des sexes et la condition de la femme.
Il y a dans ce tableau une puissance singulière.

Paula Rego met en scène son tableau.
Elle construit un réel totalement fantasmatique .

Son tableau évoque la condition féminine dans cette scène étrange, à contre-courant des codes sociaux. Elle interroge les conventions établies et relève avec ironie les traits de la société bourgeoise incarnée par la famille, la religion.

Elle mêle ici réalité et fiction, rêveries et cauchemars.

 

 

Composition 

Elle peint dans ce tableau sa famille et le lien qui unit les enfants et les parents apparaît comme une forme de violence contenue et menaçante à la fois.

Ses personnages agressifs ont la peau rugueuse, musclés, massifs. Ils prennent des poses très éloignées de la représentation gracieuse habituellement réservée aux femmes dans l’art.

Ce tableau à l’atmosphère lourde montre un drame humain, une violence domestique.

La perspective raccourcie dote ce tableau d’une monumentalité saisissante, conférant aux personnages une toute puissance face à l’homme.

C’est une évocation détournée de la maladie du mari de l’artiste.

Paula Rego n’hésite pas à transposer dans cette scène, ses propres souvenirs , la maladie de son mari, sa mère autoritaire et son présent douloureux.

Paula peint un rendu naturaliste de la peau, des étoffes, sans complaisance.

Elle déploie le thème  de la famille alors que la sienne est endeuillée, son mari est mort en 1988. Cette épreuve forme le sujet sous-jacent de ce tableau.

Au premier plan le meuble chargé de symboles
Au deuxième plan le lit
Au troisième plan la petite fille dans la lumière crue
Au fond du tableau le retable

 

 

Analyse 

Si l’abstraction sous toutes ses formes prit le dessus à mesure qu’avançait le XXe, des artistes persistèrent à travailler en mode figuratif, et la peinture narrative resta exploitée. En même temps, les formes innovantes et les contenus souvent transgressifs de cet art marquaient une rupture avec les traditions passées.
La narration était mieux servie par la littérature, le théâtre et le cinéma, tandis que les peintres se concentraient sur des questions de forme, de couleur et d’espace en deux dimensions. Pourtant il y eut toujours des artistes fascinés par la narration.

Les intérieurs de l’artiste portugaise, Paula Rego sont remplis de drames psychologiques familiaux. Ses exagérations formelles évoquent la bande dessinée et les œuvres narratives de Max Beckmann.
Le contenu menaçant, révélant souvent le côté sombre de la vie de famille derrière ses murs, illustre aussi les scènes transgressées de Balthus.

Paula Rego ajoutait souvent des symboles et des animaux étranges dans ses tableaux, s’inspirant de plusieurs sources, dont le théâtre, la littérature et les contes de fées.
Paula Rego associe souvent dans sa peinture narrative, les traditions (comme dans la série de toiles sur le mariage moderne, After Hogarth), la littérature ( la série de lithographies d’après Jane Eyre de Charlotte Brontë) et sa propre histoire, 

The Family s’inspire en partie de son expérience lorsqu’elle s’occupait de son époux, l’artiste Victor Willing, mort de la sclérose en plaque l’année où cette toile a été peinte.

Son tableau est une lutte contre les clichés entourant le genre féminin.

Rarement vocable freudien « d’incitante étrangeté » ou « inquiétante familiarité » n’aura trouvé meilleure illustration.

La femme et la fillette représentées, selon les mots de l’artiste, « se frottent contre lui dans une tentative de le ranimer ».

Les visages stoïques des fillettes et leur robuste solidité leur donnent l’apparence d’une maturité outrepassant leur âge.

En écho au retable de l’arrière-plan, l’une des fillettes prie avec ferveur tout en fixant la scène dont la conclusion n’est pas encore déterminée.

Madeline Weisburg (catalogue. The Milk of Dreams, Biennale d’Art de Venise, 2022) :
« Le travail figuratif sans compromis de Paula Rego oblige les spectateurs à se confronter directement aux relations humaines et à la dynamique du pouvoir social, sexuel et émotionnel qui les définit souvent. Utilisant des stratégies de parodie, de théâtralité et de narration, les scènes domestiques formellement complexes et psychologiquement chargées de Paula Rego, qui peuvent être aussi tendres que bouleversantes, mettent en lumière les expériences des femmes dans un monde façonné par les conflits. »

Paula Rego dérange, elle montre ce que le gardeur préférerait ne pas savoir, ne pas avoir vu. Elle peint l’intime dans ce qu’il a de pire, la solitude, la violence, celle que dans son pays au temps de la dictature  infligeait à tout un peuple, aux hommes voués à la guerre, aux femmes assignées au monde familial et contraintes à l’avortement clandestin.

Paula Rego le montre à sa façon, sa peinture est léchée, soignée et en même temps les traits sont grossiers, les personnages lourds ancrés dans les sol, englués dans leur condition.

Cette scène intrigue.
Ce tableau ambivalent dérange. Il associe haine et amour, attraction et répulsion.

Ce tableau parle de la domination dans la sphère familiale.

Il y a dans ce tableau, comme dans chacune de ses œuvres, des niveaux de lecture différents :

1er interprétation : le vécu de Paula Rego

Quelle est cette famille où une femme et une adolescente semblent déshabiller un homme sous les yeux d’une petite fille aux mains jointes.
L’homme est assis au bord du lit, visiblement très affaibli, rudoyé par sa femme et sa fille en train de le déshabiller pour le coucher.
L’homme souffre d’une sclérose en plaque.
La femme et la fille ont des gestes énergiques. Elles s’imposent. Elles ont décidé de coucher l’homme et il n’a pas le choix.
Sa fille lui enlève son pantalon tandis que la mère lui retire sa veste.
Le bras gauche de la mère cache le visage du père et semble étouffer ce qui serait un cri de l’homme.

Une petite fille en retrait est entrain de prier. Elle demande probablement à Dieu de ne pas faire souffrir son père.

2ème  interprétation : le féminisme de Paula Rego est viscéral et nuancé.

Un sentiment de malaise saisit le regardeur devant cette toile.
Le regard, la position de la jeune fille collée au bas ventre de l’homme, conduit le regardeur à penser qu’il est devant une scène d’inceste.
Ce serait un viol.

La domination absolue du père est dénoncée.
Pour appuyer cette interprétation Paula Rego a représenté des symboles au premier plan à droite : le rouge de la nappe, la fleur en bouton déposée exactement en parallèle, évoquent le sang de la défloration.

La petite fille impuissante assiste  à la vengeance de la mère.
La lumière crue du dehors projette une ombre terrifiante sur le sol.
La petite fille semble prier.

Le retable au fond à droite représente Saint Michel tuant le dragon alors que Marie-Madeleine prie.
Saint Michel lutte contre le mal et c’est aussi lui qui pèse les âmes lors du Jugement Dernier.

Justice est faite.
La vengeance est permise et pardonnée par le Ciel.
C’est la morale que nous propose Paula Rego.

Sur le meuble qui supporte le retable, figure une représentation de la fable de La Fontaine : Le loup et la cigogne
Le premier vers : « Les loups mangent gloutonnement » et  conclue « Ne tombez jamais sous ma patte ».
Ce qui amène le regardeur à penser que le geste du père n’est que rêvé et qu’en réalité sa domination sur les femmes de son foyer continuera et qu’elles seront condamnées à le servir, le subir.

Cette mise en scène forme un théâtre de la cruauté chargé de sous-entendus sexuels, et échappe à toute explication rationnelle. 

Peut-on traduire des rêves ou des cauchemars
En 2015 Paula Rego s’exprime : « Tout est érotique…Dessiner est une activité érotique ».

Cette manière cultivée et perspicace de réinventer la peinture afin de dire le monde d’aujourd’hui fait d’elle une artiste à l’univers absolument singulier et d’une incision cruelle et juste. Elle pose sur le monde un regard sans concession.
Son œuvre se situe à la jonction improbable entre le baroque, catholique et sensuel, hispanique et le vérisme dur et austère de l’École de Londres.

L’art de Paula Rego questionne en permanence la représentation.

 

 

Conclusion 

La première grande exposition dans un musée français, l’Orangerie à Paris, de Paula Rego, artiste très connue au Portugal et en Grande-Bretagne a eu lieu d’octobre 2018 à janvier 2019.

Paula Rego laisse une œuvre essentielle, un univers d’angoisse, un quotidien apparement banal où règnent le mal, l’horreur et la violence.
Son œuvre sombre et tragique traite souvent de thèmes politiques au sens large du terme.
Ses images qui illustrent l’angoisse physique et psychologique de femmes en souffrance, ont été utilisées durant la seconde campagne, en 2007, qui a abouti à la légalisation de l’avortement au Portugal.
D’autres œuvres dénoncent le passé colonial du pays ou la dictature de Salazar, qui dura quarante ans.

Paula Rego est un mélange de noirceur ibérique et d’humour anglais 

Paula Rego est devenue une institution au Portugal.
Le gouvernement a décidé de faire de ses funérailles, le 30 juin 2022, un jour de deuil national. 

 

 

Sources :

Article de Marie Lavin
Article du Journal des Arts -2024 de Itzhak Goldberg :
Le féminisme selon Paula Rego
Présentation de l’exposition : Les contes cruels de Paula Rego, par la directrice du musée de l’Orangerie à Paris, Cécile Debray.