Carlo Carrà (1881-1966)
La maîtresse de l’ingénieur
1921
Huile sur toile
Dim 55 x 40 cm
Conservé dans la collection de Peggy Guggenheim à Venise
Le peintre
Carlo Carrà est un fils d’artisan, peintre, graveur, cofondateur du futurisme.
Il a commencé sa formation artistique à l’Académie des Beaux-Arts de Brera à Milan.
Proche des libertaires dans sa jeunesse, il terminera aux côtés des nationalistes lors de la montée du fascisme italien.
Après une brève expérience divisionniste, il adhère au futurisme (1910-1915) tout en s’inspirant pour ses collages du cubisme.
En 1917 il rencontre De Chirico à Ferrare avec il entretient une brève relation.
En 1917-1919, il se tourne vers la peinture métaphysique.
En 1921 il trouve la voie du « réalisme mythique » qu’il suivra jusqu’à la fin de sa carrière. Il représente ainsi, pendant plus d’un demi-siècle les principaux courants de l’art italien, faite de choix contrastés, du dynamisme et de la décomposition futuristes à l’énigme et au statisme de la métaphysique jusqu’au retour vers la poésie du réel.
L’étude des maîtres toscans tels que Giotto, Paolo Uccello et Piero della Francesca a été tout aussi fondamentale pour le développement de son langage artistique.
Les nombreux voyages qu’il effectue à Paris, lui permettent de nouer des relations avec les cubistes et le milieu intellectuel parisien.
Peintre mais aussi critique militant, Carrà collabore à diverses revues, dont Lacerba, L’Ambrosiano et Valori Plastici.
De 1939 à 1951, Carrà est professeur à l’Académie des beaux-arts de Brera.
Le tableau
Ce tableau est imprégné d’une ambiance mystérieuse.
Il appartient à la période métaphysique de Carlo carrà.
Composition
Il se dégage une atmosphère d’étrangeté de cette toile.
Les différents éléments exposés au premier plan apparaissent distinctement et sont positionnés dans l’espace.
Une statue représentant un buste de femme de profil, les yeux clos, est posée sur le sol au premier plan.
Sur la droite sur un pan de mur sont plaqués à la verticale une équerre et un compas.
Le second plan est un trou sans fin, le regard s’enfonce, comme aspiré par un syphon.
L’adoption d’un point de vue rapproché et le renoncement à toute norme de composition traditionnelle contribue à annuler la profondeur de la perspective.
La scène est baignée dans une clarté lunaire.
Une lueur au ras de l’horizon démarque le second plan du premier.
Les objets grâce à la clarté des couleurs et à l’exactitude des volumes imposent leur présence.
Analyse
Les œuvres métaphysiques de Carrà, peuvent se comprendre comme une réaction aux horreurs de la guerre : une nécessité de congédier les distorsions chaotiques des formes rencontrées chez les futuristes et les cubistes, qui rappelle beaucoup la façon dont certains artistes répondirent au « rappel à l’ordre » en France, ou à l’expressionnisme en Allemagne en inventant la Nouvelle Objectivité.
Le terme « métaphysique » évoque l’idée d’un regard porté au-delà de la réalité visible et tangible, vers quelque chose de spirituel ou d’inexplicable.
Carrà recherche une iconographie qui se dégage du spécifique pour atteindre le transcendantal et ouvrir le champ à l’énigme, au rêve et au fantasme.
Ce tableau est dépouillé, Carrà dispense des éléments qui ne sont intrigants que parce que la situation veut qu’on leur prête cette qualité.
Les éléments invitent le regardeur à s’inventer ses propres interprétations secrètes pour donner sens à la toile.
La toile invite le regardeur à une sorte de contemplation, de plongée dans un onirisme suscité par la composition mais prolongée dans l’inconscient propre du regardeur.
Carrà est un visionnaire en avance sur les surréalistes.
L’équerre, le compas et la règle sont des instruments de mesure logique et incarnent peut-être la vision du monde positiviste de la géométrie euclidienne.
Ils sont aussi les outils de base de l’ingénieur.
Ils s’avèrent toutefois inutiles lorsqu’il s’agit d’amour et de passion.
La maîtresse de l’ingénieur si c’est effectivement ce que représente le buste en pierre dans ce tableau, garde les yeux fermés comme si elle demeurait fermée à ce qui est mesurable, mais ouverte à la dimension interprétative et imaginative des rêves.
L’arrière-plan profond et cosmique suggère qu’il y a beaucoup plus à découvrir par la contemplation qu’en tentant de mesurer ce qui est visible.
Carrà donne à voir l’étrangeté et le non-sens de ce monde. Il déroute et dépayse les objets.
Les objets sont figés ; Carrà cherche à pénétrer dans l’intimité cachée des objets.
Carrà représente un ordre figuratif statique qui s’oppose au dynamisme de l’avant-garde futuriste. Cette volonté de se rattacher à la fixité de notre regard amène Carrà à renouer avec l’équilibre de l’univers pictural de la Renaissance italienne.
Avec ce fond qui s’enfonce, Carrà désarticule l’espace et les yeux clos désarticulent le temps.
Carlo Carrà tente de rendre visible l’invisible.
Figurer les invisibles signifie tout d’abord rompre les liens matériels qui contraignaient le peintre à sélectionner arbitrairement un fragment de réel et à concevoir la peinture comme une pure réplique mimétique de ce fragment.
Réintégrer dans le tableau ce qui en était d’habitude supprimé impliquait non seulement de représenter ce qui se trouvait devant l’artiste mais aussi derrière lui et de traduire en image des sensations auditives et tactiles au même titre que les sensations visuelles.
Abolir les barrières temporelles et condenser sur la toile passé, présent et futur.
Carrà exprime pour chaque objet, sa force intérieure.
La foule est le thème de prédilection de Carlo Carrà au début du siècle, les foules agitées, les ressacs multicolores, la compénétration des individus les uns dans les autres et dans l’environnement. Il peint le chaos et le tumulte, il se sert des couleurs. Tout cela s’accorde avec les principes des futuristes. Carrà veut représenter l’émotion, le sentiment de l’être humain dans son évolution continue.
Approchons La maîtresse de l’ingénieur du Chant d’amour de De Chirico -1914
Carrà a appris de De Chirico.
Carrà s’est inspiré pour la composition de sa toile du tableau de De Chirico.
Carrà élève un pan de mur sur la droite de la composition comme dans Chant d’amour.
Il place sur le pan de mur deux instruments de l’ingénieur, l’équerre et le compas.
À la place du boulet vert il pose une règle.
Chez De Chirico, la sculpture est face au regardeur, suspendue, chez Carrà, la sculpture est posée de profil, les yeux clos, la bouche légèrement entre-ouverte, les cheveux longs.
Chez De Chirico la sculpture est un homme, chez Carrà c’est une femme.
La composition de Carrà a des similitudes avec le Chant d’amour de De Chirico mais, le message est différent.
Dans le fond du tableau De Chirico exprime le temps avec une locomotive qui passe.
Dans le fond de Carrà, le regardeur perd pied, c’est un trou, c’est l’infini.
L’approche de la métaphysique de Carrà est originale.
L’artiste confère à ce tableau avec ce fond un léger mouvement et une originalité qui le distingue de l’œuvre énigmatique de De Chirico.
Carrà a immédiatement fait preuve d’une certaine intuition à l’égard des recherches artistiques les plus avant-gardistes et les plus modernes du début du XXe, sans pour autant renoncer à une expression artistique personnelle et originale.
La sculpture de Carrà représente la maîtresse de l’ingénieur.
Elle ferme les yeux face aux instruments de travail de son amant. Femme aimante et incomprise en butte à la froideur géométrique de l’ingénieur.
Sa bouche légèrement entre-ouverte lui donne une expression contemplative et rêveuse.
Ce visage sculpté est immobile et énigmatique.
L’ingénieur est absent, la femme est belle, le temps est suspendu.
Face au visage les instrumenta de l’ingénieur sont aussi la nouvelle quête artistique de Carrà, fondée sur l’ordre et la sérénité.
Le fond sombre souligne l’absence de temps et d’espace, évoquant une dimension onirique.
L’œuvre la plus représentative de cette période de retour à l’ordre est La maison rouge -1926 dans laquelle les éléments se présentent comme des volumes.
Carrà a développé la forme en suivant les données objectives.
Conclusion
Cocteau écrit:
« Tout chef-d’œuvre est fait d’aveux cachés, de calculs, de calembours hautains, d’étranges devinettes. Le monde officiel tomberait à la renverse s’il découvrait ce que dissimulent un Léonard ou un Watteau, pour ne citer que deux cachottiers connus. C’est par ce que Freud traite d’enfantillage qu’un artiste se raconte sans ouvrir la bouche, domine l’art et dure. Car cet envers invisible de la beauté en impose aux personnes qui ne distinguent que l’endroit.
Ministres, académiciens, critiques subissent sans le savoir l’influence de farces profondes ».
Carlo Carrà est l’une des personnalités sur lesquelles l’art italien du début du XXe c’est le mieux reflété. La carrière artistique de Carrà, bien qu’il ne fût pas le chef de file d’un mouvement a montré une force artistique et représentative extraordinaire.
Carlo Carrà laisse un héritage artistique important et influent.