Io et Jupiter – 1532-33 – Le Corrège

 

Le Corrège (1489-1534)


Io et Jupiter

1532-33
Huile sur toile
Dim 164 x 70 cm

Conservé en Autriche au Kunsthistorisches Museum de Vienne

 

Le peintre

Antonio Allegri doit son surnom Corrège au lieu de sa naissance, à Correggio -petite bourgade dans les environs de Parme.
Vers 1500, il est l’élève d’Antonio Bartolotti à Correggio puis, celui de Francesco Bianchi Ferrari à Modène.
Vers 1517-18, il voyage (probablement) à Rome.
À partir de 1519, Corrège travaille à Parme.
À ses débuts Corrège s’inspire de Mantegna, au retour de son voyage à Rome l’influence des grands maîtres, Léonard de Vinci, Raphael, Michel-Ange, est perceptible dans son œuvre.

Les historiens de l’art comptent Corrège parmi les maniéristes ; s’il s’inspira de ce style, il sut formidablement le transcender.

Le Maniérisme désigne un style artistique qui se démarque des idéaux d’harmonie et de la conception rationnelle de la peinture, de la couleur, de la sculpture et de l’architecture de la haute Renaissance en adoptant des formes exagérées, des proportions étirées et des couleurs intenses.
Le Maniérisme va chercher l’étrange, l’inattendue, la complication.

Les maniéristes aiment intégrer des jeux de l’esprit dans leurs œuvres, des allusions culturelles que leurs mécènes érudits identifient et apprécient.

 

Le tableau

Federico de Gonzague, duc de Mantoue, est amateur de tableaux érotiques. Il commande pour Charles Quint les quatre Histoire des amours de Jupiter à Corrège.

Cette série occupe les dernières années du peintre.
Corrège représente quatre aventures amoureuses de Jupiter, quatre métamorphoses. Jupiter pour séduire, Léda devient cygne, Danaé se transforme en pluie d’or, Ganymede devient aigle et Io se glisse dans un nuage.

Io et Jupiter illustre l’histoire de Io dans les Métamorphoses d’Ovide, Livre I, 588-624 : « Jupiter aperçoit Io, décide de la posséder malgré elle, l’empêche de fuir en couvrant la terre de ténèbres, et lui ravit son honneur ».

Io est prêtresse au temple d’Héra à Argos où Jupiter la remarque. Jupiter séduit Io en se transformant en nuage et enveloppe son corps offert en une tendre étreinte.

 

Composition

La construction est précise.
C’est une œuvre verticale parfaitement coupée en deux, en diagonale.
Le triangle en bas à droite contient la femme nue et le triangle en haut à gauche, en symétrie, contient la nuée.
Près d’une source, la femme nue est assise dos au spectateur, en déséquilibre sur un linge blanc.
Elle a les bras ouverts, la tête renversée et la bouche entre-ouverte. Elle s’offre à l’espace, à une nuée, une vapeur, un corps sans consistance et sans perspective, une brume qui se glisse sous son aisselle et qui la bouleverse.

Ce n’est qu’au second regard que le spectateur devine les traits d’un visage à peine esquissé. Et réalise que Io baise à pleine bouche la manifestation, la théophanie, de Jupiter.

Les branches, les feuilles, les racines des arbres s’émeuvent de cette union humide tandis qu’en bas de la toile une tête de cerf évoque le brame de l’aimée.
La tête de cerf est un motif emblématique- la figure du cerf est utilisée comme une figure du désir amoureux.

Les pieds et les mains de Io expriment une torsion qui est censée représenter l’émoi amoureux. Avec le corps en déséquilibre, ce sont les touches maniéristes du tableau.

Ce tableau révèle la grâce de Corrège, ses formes douces, ses jeux d’ombre et de lumière.

L’influence de léonard de Vinci est reconnaissable dans la façon dont Corrège aborde la palette chromatique du tableau. Il n’y pas de délimitation nette entre les différentes couleurs, les transitions sont subtiles et la lumière est atténuée.

La lumière cisèle avec subtilité les vapeurs de la nuée, nacre le dos de Io, réchauffe la jarre sur laquelle s’appuie Io et s’épanche sur ses cheveux magnifiquement blonds et soyeux.

Le nuage respire, la nuée est vivante, un visage humain se profile dans les vapeurs et, dans le flou de la patte laineuse, posée sur la hanche de Io, on perçoit une main humaine. Cette patte d’ours est douce, elle évoque l’ours de « bonne nuit les petits » plus qu’une patte de grizzly.

L’influence de Michel-Ange se retrouve dans l’occupation de l’espace et le sens du mouvement. Il y a une circulation dans le tableau induite par la vapeur qui se diffuse.

Couleur et mouvement se fondent.
Leur union ressemble à une danse au ralenti.

 

Analyse

Il y a les nuages des peintres et le nuage de Corrège.
En quoi le nuage de Corrège est-il si singulier ?

La rencontre du physique et du spirituel à la Renaissance, est à la fois, une réalité atmosphérique et une réalité métaphysique, puisque les nuages sont liés aux phénomènes théophaniques. Ce sont les cieux qui s’entrouvrent et le spectateur voit la présence divine se manifester.
Comme dans le tableau de Raphael La sainte Cécile –1516-17, qui montre les nuages s’entrouvrant sur le chœur céleste que contemple la sainte en extase.

L’inédit dans cette œuvre est l’importance fondamentale du nuage.

Le nuage est l’expression de l’intemporalité (quand on commence à peindre un ciel, il a déjà changé de forme) c’est la consignation de la durée et de la métamorphose dans le tableau.

Chez les maniéristes et les baroques le nuage est toujours un messager.
Au XIXe, Chez Bonnard le nuage devient un interlocuteur, c’est la notion de miroir et de captation du temps qui passe. Goethe parle de l’engendrement réciproque.
Au XVIe, le nuage chez Mantegna (Minerve chassant les Vices du jardin de la Vertu- 1499-1502) est une interprétation de la nature qui joue avec ses formes. Une nature artificieuse qui joue avec le hasard.
Chez Mantegna les formes humaines sont parfaitement dessinées dans les nuages alors que chez Corrège c’est le processus inverse, ce n’est pas la forme humaine qui s’extrait du nuage, c’est la forme humaine qui s’y dissout. C’est donc une approche radicalement différente de celle esthétique et antiquisante de Mantegna.
Les peintres qui représentent le mythe des amours de Io et Jupiter au XVIe, représentent la poursuite d’une femme par un homme, le nuage joue un rôle purement anecdotique, il masque le couple des amants aux yeux de Junon.

C’est Stendhal le premier qui a donné toute sa place au nuage de Corrège.
Chez Corrège, le nuage est le protagoniste de la rencontre amoureuse.

On observe une formidable embrassade de la figure et de l’abstraction- c’est la figure qui embrasse l’abstraction. La représentation magistrale de la figure et de l’abstraction coproduit la vision à part égale, Io embrasse les nuées, elle embrasse le vide, les nuées représentent l’abstraction.
C’est une façon de représenter l’amour de la part de Corrège.

La très grande singularité de ce tableau est sa très grande liberté
Au milieu de cette nuée le peintre a pris la liberté d’inscrire un visage symptomatique, une figure dans l’abstraction, qui vient toucher les lèvres de Io.

Corrège a franchi le pas vers une solution plastique nouvelle.

On ne voit que le dos, la tête, les épaules, une main et les pieds de la figure, seule manière descente de représenter ce sujet. Malgré cela il est impossible de mieux exprimer le désir.
La scène se passe dans une forêt où la présence de la source et du cerf évoque l’ardeur de l’amour.

Corrège a su transmettre l’émoi amoureux, la tête renversée est l’expression de l’énergie du transport passionnel, de l’exaltation et de l’extase.
Io a les lèvres entrouvertes et,  ses yeux perdus dans le vide expriment son émoi amoureux.
Si on observe le visage de Jupiter on se rend compte qu’il s’agit d’un masque, c’est un visage vide.

Le rapport du thème amoureux avec un masque renvoie à l’idée de l’amour comme tromperie. Chez Michel-Ange, chez Bronzino, chez les artistes florentins il y a une série de tableaux qui développe cette idée.

Corrège transforme une rencontre amoureuse en un fantasme érotique, une vision onirique d’un amant.

Ce que Corrège a réussi d’extraordinaire dans ce tableau est, qu’avec un dos nu et un nuage il prend le spectateur au ventre.

Il faudra attendre Rodin et son Baiser pour retrouver une telle intensité dans l’émoi.
(
pour revoir la sculpture, aller sur l’étoile « atmosphère » puis « sommaire et mes photographies personnelles » et cliquer sur « baiser de Rodin » et « mon baiser de Rodin »).

 

Conclusion

Les quatre amours de Jupiter sont les plus beaux nus du XVIe.

Corrège interprète les thèmes mythologiques avec un subtil érotisme et un immense plaisir de peintre.

Corrège dans ce tableau fait preuve d’audace et d’invention il sait donner une qualité expressive au sens psychologique du terme à ses figures.

L’œuvre déambule dans la forme pour produire du sens.
C’est remarquable au XVIe.

Il inspirera de nombreux peintres, dont Parmesan.
Avec son idéal de beauté féminine et son atmosphère sensuelle, le tableau évoque le XVIIIe.

Corrège a consacré sa vie à une peinture d’ombre et de lumière, une peinture productrice d’illusion et de vertiges.

Corrège, avec une touche de Classicisme et une touche de Maniérisme, a forgé son propre style reconnaissable à une grande élégance et une parfaite poésie.