Nature morte avec une corne à boire – vers 1653 – Willem Kalf

Willem Kalf (1619-1693)

 

Nature morte avec une corne à boire

Vers 1653

Huile sur toile
Dim 86 x 101 cm

Conservé à la National Gallery à Londres

 

Le peintre

Willem Kalf est né à Rotterdam et mort à Amsterdam.
Willem Kalf commence à s’intéresser à la peinture à l’âge de 18 ans.
Après un apprentissage au Pays-Bas, il s’installe à Paris vers 1641. Il peint des scènes de genre, des intérieurs de cuisine qui ont beaucoup de succès.
En octobre 1646, Kalf retourne à Rotterdam. Il se marie et déménage à Amsterdam où il commence à peindre des natures mortes. Il est membre de la guilde de Saint Luc à Amsterdam.

C’est un des plus grands peintres de nature morte du XVIIe, le siècle d’or néerlandais.

 

 

Le tableau

C’est une nature morte avec une corne à boire de la corporation des archers de Saint Sébastien, un homard et des verres.

La corne à boire de ce tableau existe encore aujourd’hui, elle date de 1565. Elle est conservée au Rijksmuseum d’Amsterdam. Il s’agit d’une corne de buffle sertie d’un cercle d’argent, posée sur une monture d’argent représentant saint Sébastien (patron des archers) lié à un arbre et pris comme cible par deux soldats romains.

La présence de cette corne aux détails de sculptures particuliers suppose que cette nature morte d’apparat a été commandée par un riche membre de la Guilde des archers d’Amsterdam.

La patine du temps de ce tableau, telle que tient à la conserver la National Gallery, ajoute à la somptuosité des coloris.

 

Composition

La nature morte représente un homard, une corne à boire, des verres et un citron pelé.

Les objets sont en équilibre précaire, sur le bord d’une table, le citron va rouler, le homard va glisser, c’est la lumière qui les retient.

Kalf a imaginé avec précision sa composition.

C’est une composition de lumières

La nature morte est plongée dans un clair-obscur.
En une riche accumulation d’objets, Kalf traduit les effets de la lumière et des matières en juxtaposant l’éclat lumineux du cristal, le brillant de la carapace du homard et les tonalités sourdes du tapis.

La lumière sublime le relief du support argenté de la corne à boire, les reflets du verre orné d’un cachet en relief, la carapace dure et lisse du homard et la douceur du tapis plié.
Kalf s’intéresse aux effets de la lumière sur les surfaces des objets et aux reflets sur les verres.

La lumière frappe avec une extraordinaire intensité, le cristal des verres et la carapace du homard qui se découpent avec une précision ciselée sur le fond noir.
Le trait acéré de la lumière met les objets en scène.
La lumière semble s’insinuer dans la matière, devenue irradiante.
La matière devient aussi légère que la lumière.
Kalf peint la présence irréelle, tant elle est absolue, de la réalité des choses matérielles.
Il peint le rayonnement de la matière qu’il intensifie avec le fond noir.

Kalf sait l’art de magnifier la présence des choses muettes en montrant l’imminence de leur anéantissement.

Les objets se découpent avec une extraordinaire exactitude dans une lumière cristalline.

Kalf a le sens de la mise en scène
Dans une pénombre mystérieuse, avec une touche de baroque, il exalte la beauté des objets, la pulpe de citron se déroulant dans le vide, la fragilité du cristal, la moelleuse texture du tapis oriental.
Kalf a choisi ses objets pour le contraste qu’ils représentent entre leur couleur et leur texture.

La composition du tableau est calculée avec précision.
Les objets sont alignés sur le bord d’une table en pierre qui disparaît à droite sous les plis d’un tapis d’orient ; le grand plat en métal semble prêt à basculer et le homard à glisser.
La lumière en jaillissant de l’obscurité, rééquilibrent les objets.

Les tons sont saturés et chauds.

Cette nature morte inverse le sens de la perspective.
Ce n’est pas le regardeur qui observe le tableau, c’est inversement le tableau qui nous regarde.
Les objets nous voient et le regard qui les hante nous fixe et nous juge.

La précision du rendu des matières et des formes, donnent une illusion parfaite de la réalité.

 

Analyse

I-   La Nature morte

Le XVIIe est l’âge d’or de la nature morte. Le mot néerlandais « stilleven » apparait pour la première fois dans les inventaires vers 1650, et donne l’anglais
« still life », en Italie on parle de « natura morta ».
Cette terminologie désigne une catégorie de peinture qui consiste à représenter des objets inanimés.
La nature morte se développe en tant que genre à part entière au milieu du XVIe, dans les œuvres de Pieter Aertsen et de Joachim Bueckelaer. Dès les premières décennies du XVIIe, elle fait école en Flandres, aux Pays-Bas, en France, en Espagne et en Italie. C’est avec Roger van der Weyden que les natures mortes sont devenus dans la société hollandaise calviniste, des peintures reflétant les mentalités et les interrogations du début du XVIIe. La bourgeoisie calviniste semble avoir accéléré la laïcisation de la peinture, les natures mortes incitent même les non-croyants à la réflexion.
Le genre se révèle particulièrement populaire aux Pays-Bas, où les peintres se spécialisent en représentations de poissons, de gibier, de fleurs ou de tables chargées de victuailles.
Si la nature morte est appréciée en tant qu’œuvre d’art, pour ses qualités de composition et d’exécution, et pour l’illusion de réalité qu’elle donne, elle peut aussi véhiculer un sens spirituel compréhensible pour le regardeur de l’époque.
Les exemples néerlandais sont nombreux à porter un message au sujet des périls de la vie centrée sur les plaisirs matériels.
Les compositions de nourriture exotiques présentées dans des plats somptueux sont perçues comme des étalages immoraux de richesse ou de luxe.
De nombreuses représentations de fleurs ou de fruits sont, elles aussi, destinées à rappeler le caractère éphémère de la vie.
À cette époque les Pays-Bas jouissent d’un choix de nourritures et de produits de luxe inégalé à travers le monde et leurs natures mortes décrivent aussi la simple jouissance de ces biens matériels.
L’accumulation de richesse stimule la demande d’objets précieux et de consécration de ces objets par la peinture.
La nature morte, plus que tout autre genre, incarne les préoccupations quotidienne d’une opulente culture marchande.

Le développement de la nature morte opulente est étroitement lié à l’émergence au Nord de l’Europe de nouvelles élites dirigeantes, identifiée par leur richesse plutôt que par leurs origines.

 II-   Cette nature morte interroge sur le temps.

Elle transforme le temps du sablier, le temps présent, en temps éternel.

Ce tableau présente l’ajustement minutieux d’objets et de nourriture de luxe, la vanité des richesses.
Les objets sont saisissants de réalisme, à la fois présents et éternels, par l’effet de la lumière coupée par le fond noir, du clair ordonnancement de la composition, de la jubilation retenue des matières qui invite à la contemplation.

Cette « vie silencieuse » -dit Hegel, s’épanouit dans l’effacement du pinceau qui procure au tableau une force incantatoire propice à la méditation et à la réflexion.

L’esprit et les sens s’émeuvent à la vue de la carapace lisse du homard, de la pureté cristalline d’un verre fin, de la douceur du tapis.

Cette nature morte aborde les limites imposées par le temps.

Le truchement des objets inanimés permet au temps présent, éphémère par essence, de se dépasser par la grâce d’une esthétique humble et grave.
D’origine terrestre, le temps présent réussit par l’art de la composition à forcer les frontières de l’éternité.

Le tableau nous renvoie par sa conception formelle à notre propre finitude.

Le tableau s’adresse au regardeur, convient-il de se détourner ou de jouir des plaisirs terrestres, par nature éphémères ?

La nature morte interroge la conscience individuelle sur le temps qui passe, entre un fini perceptible et « d’infinis et d’indivisibles inaccessibles » -Galilée.

La nature morte porte à croire que la notion de temps présent glisse vers le temps éternel.

Le tableau passe du temps fini à un temps infini, d’un temps arrêté par l’instant au temps éternel, du temps présent à l’anticipation de l’éternité. Le présent n’est qu’un faux instant.

Les objets peints en équilibre suspendu sont situés au bord de la table, comme glissant vers l’inéluctable fin.

III-   Kalf qui cultive l’amour du visible dans tous ses états, ne peut atteindre à la grandeur qu’à la condition d’en dénoncer la vanité et de nous laisser pressentir la menace du néant au plus près de la splendeur.

La vraie lumière n’est pas celle du jour, mais une autre lumière intérieure qui rayonne depuis le tableau.

Kalf est un illusionniste.
Cette nature morte réussit à magnifier le visible, le faire paraître dans toute son illusoire splendeur, avant qu’il ne soit, à tout jamais englouti par les ténèbres.

Le temps parle. Il abandonne au néant cet entassement de richesses.
Kalf donne une allure de songe aux riches objets qu’il met en scène, en les immatérialisant dans la lumière, comme s’ils étaient sur le point de se dissiper.

C’est la splendeur maléfique d’un banquet de songe.

Ces objets précieux, orfévrés, irréellement étirés, se dressent comme pour lancer un défi.

Kalf retrouve la radicale inhumanité des choses inanimées, leur inquiétante étrangeté qui fait coïncider le méticuleux réalisme du regard avec le fantastique de la vision. La corne à boire, le tapis venu du Proche-Orient sont là pour rappeler au regardeur l’excentricité baroque des choses, leur essentielle bizarrerie.

La peau déroulée du citron fait songer à un ressort,
(comme le remarque Claudel : « comment ne pas voir dans la pelure de ce fruit le ressort détendu du temps ? » Pléiade, p 202) le ressort d’une montre démontée, le temps est arrêté, l’état des choses est irrévocable.

Kalf crée un symbole pour exprimer l’énigmatique persistance des choses.

La nature morte met en scène l’étalage trompeur, le décor fascinant.
La nature morte du songe ne dit que la vanité, la vacuité du visible.

Cet apparat que le diable présente comme un apparat pour nous divertir de Dieu. La mort en ce jardin est tapie pour mieux surprendre l’innocent qui tendra la main vers le fruit.
La nature morte donne à voir l’hypnose que les choses sans âme exercent sur les âmes déchues, irrémédiablement séduites par l’éclat fallacieux de la pure matière.

Dans cette nature morte résonne la divine sentence d’un jugement dernier.

IV-   Le succès de Kalf doit beaucoup à sa virtuosité dans le rendu des matières.

Les verres à pied dorés, l’argenterie, la porcelaine chinoise, les fruits et les crustacés coûteux, peuvent être interprétés comme des symboles d‘un mode de vie excessif tout en étant appréciés pour leur beauté.

La qualité de ses tableaux le fait comparer à Johannes Vermeer pour le velouté des rendus de matière.
Certains historiens suggèrent que Vermeer a été influencé par Willem Kalf.

Cette nature morte a une fonction symbolique, elle évoque la vanités des apparences, le passage du temps et la mort.

Conclusion

Willem Kalf est l’un des peintres de nature morte les plus admirés dès le XVIIe.

Willem Kalf imprègne ses tableaux de sens moral.
Il aime peindre des objets couteux et ostentatoires.

Ses natures mortes réussissent à magnifier le visible en le condamnant, de faire paraître une dernière fois, dans toute son illusoire splendeur, le théâtre du visible, avant qu’il ne soit, à tout jamais, englouti dans les ténèbres.

Ernst Hans Gombrich : « Toute nature morte inclut en elle-même les motifs de la « vanité » » en ce sens, toute interprétation qui tend à privilégier la nature morte en tant que genre risque de se méprendre sur le sens de cette peinture et de prendre la forme de la représentation pour sa substance.

Gombrich suggère que la nature morte naît d’un compromis entre la vogue du trompe-l’œil, d’une part, et, d’autre part, le désir de mettre à profit cette vogue pour confondre les distinctions traditionnelles entre ici et au-delà, entre peintre et peinture, entre vérité et fiction.

En démasquant le caractère fictif, Willem Kalf nous attire vers ce dont il veut nous détourner, le passage du temps fini vers le temps infini.